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« la plus vaste collection de faits aussi bien observés que bien décrits dont un seul individu ait jamais enrichi cette branche de la science, » Hallam regarde que rien n’est plus admirable dans tout l’ouvrage que tout le troisième livre sur la nature des mots. « L’ouvrage entier est peut-être la première et cependant la plus complète carte de l’esprit qui ait encore été tracée, le répertoire le plus ample de vérités relatives à notre être intellectuel, et le livre que nous sommes obligés de nommer le premier dans la science métaphysique. »

M. Henri Rogers est un excellent appréciateur en matière de philosophie. Les articles qu’il a donnés à la Revue d’Edimbourg l’ont montré parfaitement informé de l’histoire des questions et des systèmes, et son avis en toutes choses doit être attentivement pesé. Ce qu’il a écrit sur Locke mérite d’autant plus qu’on s’y arrête, qu’il est venu après M. Cousin, et qu’il tient grand compte de son autorité, quand même il s’en écarte. Nous devons dire qu’à l’égard de Locke, son point de vue se rapproche beaucoup de celui de Stewart et de Hallam, tandis que M. Morell, dans son Histoire de la Philosophie du dix-neuvième siècle, incline davantage aux idées du critique français. Par une discussion de textes et de doctrine qui intéressera les hommes du métier, M. Rogers se croit fondé à soutenir que Locke ne doit pas plus être regardé comme le père de la philosophie dite du sensualisme qu’Aristote ne doit répondre de la scolastique. Il s’attache à prouver à Reid que Locke, en repoussant les idées innées, a reconnu une raison naturelle ou du moins un sens commun supérieur ; à Leibnitz, que Locke n’a point rejeté l’existence des vérités nécessaires ; aux admirateurs passés comme aux critiques actuels, qu’il n’a soutenu en principe aucun des systèmes dont peuvent se prévaloir ceux qui réduisent toute connaissance à la sensation, toute existence à la matière, toute substance à un phénomène, toute morale à une convention. Le point sur lequel M. Rogers abandonne entièrement Locke, c’est sa théorie de l’identité personnelle. Quant aux doutes sur la matière pensante, il les réduit à un passage irréfléchi et inconséquent, et en reconnaissant dans l’Essai beaucoup d’imperfections de détail, de fautes même contre l’exactitude et la clarté, il se croit en droit de dire qu’aucun traité de philosophie aussi volumineux n’a contenu moins d’erreurs.

Nous accorderions à M. Rogers toutes ses interprétations de la doctrine de Locke (et nous ne sommes pas disposé à en contester le plus grand nombre), que nous ne pourrions convenir avec lui que la philosophie française du XVIIIe siècle n’ait pas dans Locke son origine, et qu’il n’ait pas contribué puissamment à accréditer des opinions dont M. Rogers est aussi éloigné que nous. C’est ce que