Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/324

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la littérature, il est attesté par les critiques entremêlées de complimens que ne cessa pas de lui adresser Shaflesbury, et par ces allusions fréquentes que fait Addison, dans le Spectateur, à des doctrines qu’il paraphrase quelquefois avec un grand bonheur d’expression. Le lyrique Gray méditait vingt ans après de leur consacrer un poème didactique en vers latins, où Locke serait pour lui ce qu’Épicure avait été pour Lucrèce. On a encore de ce poème, De Principiis cogitandi, le plan et quelques centaines de vers dont quelques-uns sont d’une latinité remarquable. Dans une invocation, au début du premier chant, Gray loue magnifiquement le maître qui l’inspire :

Tu cœcas rerum causas, fontecmque severum
Pande, Pater ; tibi enim, tibi, veri magne sacerdos,
Corda patent hominum atquc altae penetralia mentis.

Et Mason nous atteste que Gray lui paraissait faire plus de cas de son poème projeté que des odes charmantes qui avaient déjà illustré son nom.

La fortune de Locke en France n’a pas besoin d’être racontée. La traduction de Coste s’était promptement répandue sur le continent, et moins de vingt ans après la mort de Locke, le père Buffier, dans un ouvrage dont le mérite n’a été reconnu que de nos jours[1], célébrait les services qu’il avait rendus à l’Europe pensante, et croyait moins offusquer la défiante compagnie dont il était membre en s’appuyant de son autorité qu’en invoquant celle de Descartes. Cependant la popularité du sage Anglais parmi nous n’a commencé qu’avec Voltaire. En le louant, Voltaire a rencontré quelques-uns de ses traits les plus heureux. On a souvent cité celui-ci : « Tous ces raisonneurs avaient fait le roman de l’âme, un sage est venu qui en a fait modestement l’histoire. » On peut citer cet autre : « Telle est la philosophie de cet homme, d’autant plus grand qu’il est plus simple. »


II

La philosophie de Locke a eu l’honneur d’être discutée par trois critiques du premier ordre, Leibnitz, Reid et M. Cousin. Ce serait une redite oiseuse que de rappeler même en peu de mots leurs objections fondamentales sur quelques points principaux de la science. On sait que, dans ses Nouveaux Essais, qu’il ne publia pas de son

  1. Traité des premières Vérités, réimprimé en 1843, avec une introduction par M. Bouillier.