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adresser. Faire commencer trop tôt le rôle de la princesse n’est pas le plus sûr moyen de le grandir. J’aurais préféré voir son panégyriste l’y faire entrer de prime abord par une initiative personnelle hardie autant qu’imprévue : un tel début eût été plus dramatique, en demeurant, je crois, beaucoup plus conforme à la vérité.

C’est quelque chose de saisissant en effet que cette indomptable résolution de gouverner un jour l’Espagne, conçue et préparée si loin du théâtre des événemens. Pour exercer les fonctions de camarera mayor auprès d’une reine de treize ans, pour obtenir cette haute tutelle dans la cour et dans l’état, toutes les ambitions sont en campagne au-delà des Alpes comme au-delà des Pyrénées, et Mme des Ursins n’inquiète personne, car nul ne songe à elle, pas plus Louis XIV que ses ministres, pas plus le duc de Savoie que le roi d’Espagne ; mais cette femme a marqué de sang-froid ce but suprême à sa fortune. Elle combine donc ses moyens avec une activité si ardente, avec une sûreté de vue si merveilleuse dans le réseau d’intrigues qui s’étend de Versailles à Turin et à Madrid, qu’elle parvient à se faire agréer simultanément par les trois cours en leur laissant penser que le choix de sa personne a été pour chacune d’elles l’effet d’une inspiration spontanée.

L’instrument principal de cette affaire dut être et fut en effet la maréchale de Noailles. Aucune femme n’était sur un meilleur pied à la cour et n’exerçait sur les ministres une action plus incessante. Le jeune comte d’Ayen, son fils, ami personnel du duc d’Anjou, auquel la gravité de sa vie avait donné une importance précoce, était d’ailleurs en mesure de seconder à Madrid la négociation secrète entamée dans le cabinet de Mme de Maintenon, dont les barrières ne s’abaissaient guère que devant la maréchale. On suit donc jour par jour dans les lettres adressées à Mme de Noailles les progrès de la négociation, conduite par elle sur les indications de sa correspondante infatigable. On y surprend la première pensée de Mme des Ursins exposée avec autant d’art que de mesure, et fortifiée près de la mère d’une nombreuse famille par des argumens d’un effet sûr[1].

  1. « Je conjecture de toutes ces choses que Mme la duchesse de Bourgogne aura la satisfaction de voir madame sa sœur reine de cette grande monarchie, et comme il faut une dame titrée pour conduire cette jeune princesse, je vous supplie de m’offrir, madame, avant que le roi jette les yeux sur quelque autre. J’ose dire, être plus propre que qui que ce soit pour cet emploi par le grand nombre d’amis que j’ai en ce pays-la et par l’avantage que j’ai d’être grande d’Espagne, ce qui lèveroit les difficultés qu’une autre rencontreroit pour les traitemens. Je parle, outre cela, espagnol, et je suis sûre d’ailleurs que ce choix plairoit à toute la nation, de laquelle je puis me vanter d’avoir toujours été aimée et estimée… Je serois bien aise de voir mes amis à Madrid, et, entre autres M. le cardinal Porto-Carrero, avec qui je chercherais les moyens de marier en ce pays-là une douzaine de mesdemoiselles vos filles. Vous devez savoir, madame, que je compte sur lui presque aussi solidement en Espagne que je puis compter sur vous en France. Jugez d’après cela si je ne ferois pas la pluie et le beau temps en cette cour, et si c’est avec trop de vanité que je vous y offre mes services. Je n’ai pas cru pouvoir vous engager à entrer dans cette affaire, madame, qu’on vous y faisant trouver un gros intérêt, car j’appréhende que vous soyez très lasse de vous employer pour moi. M. le cardinal de Noailles, à qui j’ai communiqué cette vue, vous réchauffera encore s’il est besoin. Ainsi vous serez la seule personne sur qui j’appuierai toute la conduite de cette affaire. » 27 décembre 1700. Recueil de M. Geffroy, p. 88.