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qu’il a dans la main, car ce volume a un passé. Il en est des exemplaires d’un même ouvrage comme des hommes d’une même génération, ils n’ont ni la même vie ni la même fortune. La foule disparaît dans l’ombre, quelques privilégiés surnagent, et leur nom triomphe du temps. Le grand papier, le vélin, les belles reliures, voilà pour les livres une noblesse de race, qui trop souvent, elle aussi, immortalise plus d’un indigne et plus d’un sot ; les exemplaires historiques au contraire représentent la noblesse acquise, c’est le mérite parvenu. Pour ces heureux volumes, M. Libri a fondé un nouveau livre d’or : ce sont ses catalogues ; c’est là qu’il dresse des généalogies littéraires avec toute l’exactitude d’un D’Hozier. Cette plaquette in-quarto, c’est la première édition d’Athalie, corrigée de la main de Racine ; ce maroquin rouge, avec des fers dorés, ce sont les Satires du sieur D***, offertes par Boileau lui-même AU CHER M. RICHELET. Voici un manuscrit de musique, le seul livre connu de la bibliothèque de Cromwell. Voilà l’Office de la Vierge Marie dont se servait Marguerite de Valois. Dans la possession de ces beaux livres, n’y a-t-il qu’un plaisir de vanité, une satisfaction puérile ? N’est-ce pas au contraire un sentiment naturel qui nous attache à tout ce qui reste de ceux que nous admirons ou que nous aimons ? Nous mettons dans nos musées l’épée de Napoléon ; y verrions-nous avec moins de respect l’Ossian qu’il lisait à la veille d’une bataille ? La pervenche de Rousseau est-elle plus précieuse que le Baruch de La Fontaine ? Relique pour relique, y a-t-il quelque chose de plus intime que ces pages fatiguées par la main d’un grand homme ? N’est-ce pas là qu’il est le plus facile de ranimer sa pensée et de nous élever jusqu’à lui ?

Ce ne sont pas seulement les lettres que les bibliophiles servent par leur curiosité ; en ce moment, il est un art où la France a brillé qu’ils rappellent à la vie : c’est la reliure. Notre âge a les qualités de ses défauts ; s’il n’a ni foi exclusive, ni symbole, ni style, au moins a-t-il les avantages d’un siècle éclectique ; il comprend tout, il admire tout. Les armures, les émaux, les ivoires, le Boule, le rococo ont trouvé des connaisseurs pour les retirer de la poudre où les avait jetés le dédain de nos pères ; il est visible que les arts ont beaucoup gagné à ce réveil d’un passé méconnu. La reliure devait avoir son tour ; aujourd’hui c’est un engouement universel, un Majoli vaut son pesant d’or, les Grolier sont hors de prix. Quand l’amateur lyonnais faisait relier ses beaux Aides à l’imitation de l’Italie, et qu’au-dessus de gracieuses arabesques il inscrivait en lettres d’or : Portio mea, Domine, sit in terra viventium, il ne se doutait guère comment l’avenir traduirait cette pieuse devise. Un volume de Grolier, c’est un héritage, resté debout au travers des siècles, et