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Ces travaux tout philosophiques ne le détournèrent pas de soins d’un autre genre ; il semblait avoir fait deux parts de sa vie, — la spéculation pour Oxford, la pratique pour Londres, — et les affaires de Shaftesbury devenaient les siennes.

Suivant un de ces usages qui nous paraissent singuliers, et qui, introduits pour enrichir des courtisans, ont donné naissance aux plus grands exemples connus de liberté républicaine, Ashley avait reçu, peu d’années après la restauration, de la libéralité du roi, et en commun avec trois autres lords, une vaste concession de territoire dans le sud-est de la Nouvelle-Angleterre (1663). Un des concessionnaires était son ennemi politique, lord Clarendon ; mais Ashley resta particulièrement chargé de l’organisation de la colonie, à laquelle il donna, en l’honneur du roi, le nom de Caroline. C’est lui qui désignait le gouverneur et les officiers et qui surveillait l’administration. On lit dans les historiens que vers 1671 les colons s’adressèrent à Locke, comme plus tard les Polonais à Rousseau et à Condillac, pour lui demander une constitution. Le vrai, c’est que Shaftesbury choisit son philosophe pour législateur de sa colonie, et Locke écrivit un plan singulier qui fut adopté. Un palatin devait être désigné à vie pour présider une cour dite palatine, composée des personnes revêtues des pouvoirs créés par l’acte de concession. Un corps de noblesse était formé de colons sous le nom de landgraves, et d’Indiens sous le titre de caciques ; aux uns étaient attribuées quatre baronies de quatre mille acres chacune, et aux autres deux seulement et plus petites de moitié. Ces six possesseurs de propriétés et de dignités héréditaires formaient, avec le gouverneur et les députés des propriétaires, un grand conseil investi du pouvoir exécutif, de l’initiative et de la sanction des lois. Celles-ci étaient discutées dans un parlement ou législature provinciale, composée de tous les propriétaires, et elles devaient être toutes annulées de plein droit à la fin de chaque siècle, sans expresse abrogation. L’organisation des pouvoirs judiciaires était aussi fort compliquée, et l’on conçoit que ce système artificiel n’ait pas résisté à l’épreuve du temps. Mais voici ce qui méritait de durer davantage. Locke et son patron étaient l’un et l’autre des amis systématiques de la liberté de conscience, et l’article 95 de la nouvelle constitution accorda le titre d’homme libre, le droit de domicile et de vote à quiconque reconnaissait la Divinité et l’obligation de lui rendre un public hommage. Ainsi, avec toutes les classes de dissidens, les naturels, même idolâtres, furent compris dans la tolérance universelle. Locke ne voyait pour eux, en dehors de cette égalité de droits, que la persécution ou l’expulsion, et il espérait éviter à la Caroline l’iniquité qui a entaché l’origine de presque toutes les colonies. Il s’opposa