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pratiques qui intéressent la politique et la religion, et il s’habitua à le consulter en toutes choses sérieuses. Locke à sa suite pénétra dans le grand monde, et y forma des liaisons, presque des amitiés. Il connut particulièrement le duc de Buckingham et lord Halifax : l’un ambitieux, mais frivole, aussi peu scrupuleux dans ses plaisirs que dans sa politique, et dont l’esprit dépassait la capacité ; l’autre, plein de pénétration et de talent, mais flottant, sceptique, retenant sa conduite en-deçà de ses opinions ; tous deux au fond favorables au même parti et aux mêmes idées que Shaftesbury, mais capables de préférer, quand il le fallait, la sûreté et la fortune à leur parti et à leurs idées.

C’est en général par le talent de la conversation que les hommes supérieurs encore obscurs se font compter des grands. L’entretien agréable et solide de Locke lui marqua bientôt son rang dans sa nouvelle société. Un jour que trois ou quatre de ces nobles personnages avaient dîné avec lui à Exeter-House, dans le Strand, chez lord Ashley, on raconte qu’ils s’assirent autour d’une table pour jouer aux cartes, et que Locke, prenant un carnet, se mit à écrire en les regardant d’un air fort attentif. On lui demanda ce qu’il faisait ; il répondit qu’il était extrêmement désireux de profiter de leur conversation, et qu’ayant toujours attendu avec impatience une occasion de jouir de la société de quelques-uns des plus grands esprits du temps, il ne croyait pas pouvoir mieux faire que de recueillir mot à mot ce qu’ils disaient, et il se mit à lire les notes qu’il avait prises depuis le commencement de la séance. On comprend que le jeu fut aussitôt abandonné.

Pendant quelques années, Locke se partagea entre Londres et Oxford, entre les amis de lord Ashley et ses amis de l’université. Il lui fallait d’ailleurs continuer ses études médicales, tant pour satisfaire son goût et se faire une carrière que pour conserver son titre et son droit de résidence à Christ Church. Quoiqu’il ne fût pas médecin et n’ait jamais été docteur, il s’était fait distinguer par Sydenham, qui touchait à la célébrité. Celui-ci le consultait sur les maladies, comme faisait Ashley sur les affaires, et lorsqu’il publia son traité des fièvres, Locke lui adressa une pièce de vers, assez faible du reste, où il le loue d’avoir enfin triomphé des fureurs de la fièvre et de l’école. L’école en toutes choses était la grande ennemie que poursuivaient tous ces penseurs, élèves de Bacon et de Descartes. Aussi, dans la dédicace du même ouvrage, remanié sous un nouveau titre, Sydenham, après avoir invoqué l’autorité du grand-chancelier de Verulam, s’applaudit-il de l’approbation donnée à sa méthode par son intime ami J. Locke, à qui il a tout communiqué, et à qui il trouve, pour l’esprit, le jugement, la sagacité