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au cinquième, et circulant ainsi à travers toute la pièce, fait ressortir tour à tour la tendresse d’Angélique, l’égoïsme de Valère, la prévoyance d’Hector, amène Mme La Ressource, enfin prépare et consomme le dénoûment. Je ne voudrais pas faire plus de cas qu’il ne faut de ces moyens accessoires, dont on a tant abusé au théâtre ; mais n’est-il pas à propos de remarquer que Regnard a devancé sur ce point les plus ingénieuses et les plus fines combinaisons de l’art dramatique moderne ?

Mais, si ingénieuses et si fines qu’elles soient, ces combinaisons vieillissent bientôt et s’usent ; ce qui ne vieillit point, ce qui ne s’use point, c’est le style ; or Regnard est sans contestation possible un grand écrivain dramatique. Son style est dans la mesure exacte de son génie comique, d’où résulte entre la pensée de l’œuvre et l’exécution cette proportion qui est la première loi de tous les arts. Il a retenu du XVIIe siècle deux grandes parties de l’art d’écrire, la justesse et l’abondance ; il y ajoute la vivacité du XVIIIe. Il n’a plus ni la vigueur, ni l’accent de Molière, mais il a déjà la souplesse et l’entrain de Voltaire, avec plus de couleur et d’éclat. Ce qui m’étonne et ce que j’admire surtout dans le style de Regnard, c’est qu’il paraisse encore jeune. Le grand Frédéric, qui pourtant savait bien le français, n’avait rien compris au Méchant, donné en 1745, cinquante ans après le Joueur ; imaginez que de nos jours une comédie puisse être écrite avec le style de Regnard, elle n’aurait rien de suranné. Dans sa manière d’écrire comme dans sa manière de composer, ce qui domine, c’est le mouvement. Chez lui, le tour est décidé, le mot de franche venue, et le trait part sans jamais hésiter, en sorte que l’idée, une fois conçue, s’empare immédiatement de l’expression et l’emporte avec elle. Rien ne lui coûte pour s’exprimer plus vite, et il coupe son vers, déplace l’hémistiche ou enjambe sur le vers suivant avec une fantaisie toute moderne. Mais son style n’est pas seulement vif et hardi ; il a souvent la saillie et le relief qui n’appartiennent qu’aux maîtres. Ces traits, rencontrés plutôt que cherchés, qui se gravent du premier coup dans la mémoire, abondent dans Regnard, et de là vient que si aucun des personnages de son théâtre n’est resté comme type, nombre de ses vers sont restés comme proverbes. Sa prose est nette, serrée, nerveuse, on dirait volontiers savante, si le naturel n’y était encore plus apparent que l’art. Le Retour imprévu par exemple est un chef-d’œuvre de prose comique, et peut se lire avec profit, même après l’Avare. Quant à ses vers, ils semblent s’échapper d’eux-mêmes ; l’un poussant l’autre, ils se pressent, se heurtent, et il en jaillit comme des étincelles. Jamais rien qui arrête, qui traîne ou qui pèse ; il court la bride sur le cou, comme disait Mme