Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/182

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

serviteur ; il réserve tout pour sa seule passion, sa maîtresse véritable, le jeu ; et lorsque enfin il est abandonné de tous, même de son père, même de l’honnête et trop crédule Angélique, il ne regrette rien, ne s’excuse de rien, et finit par un mot qui est un dernier trait de son incurable caractère :

Le jeu l’acquittera des pertes de l’amour !

Certes, il y a là une conception profonde, car non-seulement cette pièce est fondée sur une passion générale, de tous les temps et de tous les pays, mais toutes les situations y sont produites par les caractères avant de l’être par l’intrigue, et, comme dernier signe d’une composition de premier ordre, la moralité du dénoûment s’ajoute à l’intérêt saisissant de l’action. Et voyez comme les esprits les plus libres et les moins asservis à la règle se prennent à la gravité même des sujets qu’ils traitent, et comme tout dans leur œuvre s’élève naturellement à mesure que leur idée s’élève ! Dans le Joueur, il ne reste presque plus rien des faiblesses de la comédie d’intrigue, et, sauf quelques traits encore un peu grossis dans les rôles du faux marquis et de la comtesse, tous les personnages sont comiques ; il n’y en a plus de trop burlesques ou de trop convenus. Cette fois, c’est le cœur humain, c’est la réalité, c’est la vie.

Ce qu’on pouvait attendre de Regnard dans la haute comédie, le Joueur le montre, et n’eût-il laissé que cette pièce, il aurait fait autant que Lesage avec Turcaret, et plus que Piron avec la Métromanie ou Gresset avec le Méchant ; mais on n’atteint à des œuvres de cet ordre qu’à la dure condition de se dominer au lieu d’être à la suite de son esprit et de son humeur. Or Regnard n’était pas homme à longtemps se contraindre, et il devait finir, comme il avait commencé, par la comédie d’intrigue. Il est vrai que le Joueur fut immédiatement suivi du Distrait et de Démocrite, et que ces deux pièces semblent viser encore à la comédie de caractère. Mais le Distrait, pas plus que l’Etourdi, ne saurait fournir un caractère, et ne peut donner lieu qu’à une de ces compositions compliquées et à surprises dont Regnard a laissé les plus vifs et les plus heureux modèles dans les Mènechmes, les Folies amoureuses et le Légataire universel. Dans le Distrait, la situation la plus originale est étrangère au sujet même, et simplement épisodique ; je veux parler de la lutte si plaisante entre le chevalier et sa sœur Clarice, celle-ci voulant se marier, et celui-là l’exhortant à renoncer au monde, afin d’hériter de sa dot. Dans cette seule idée il y avait toute une pièce ; mais Regnard est comme ces prodigues qui jettent l’or avec la monnaie. Démocrite pouvait être un sujet de haute comédie au même