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dans sa vie. Il lui a manqué cette tendresse de cœur que Molière n’a pas trop payée au prix de son repos, puisqu’elle ajoute à sa gloire. Je plains moins les souffrances de ce grand homme, si, pour bien exprimer la tendresse, il faut en avoir souffert. Du moins ses douleurs ont été fécondes, car grâce à elles il a rendu l’amour sous ses formes les plus touchantes et les plus diverses, et, comme si dans son art il fût destiné à devancer tout ce qui devait être comme à résumer tout ce qui avait été, il n’y a pas jusqu’à l’amour à la Marivaux dont il n’ait donné le premier crayon dans la Princesse d’Elide.

Je m’étais promis de ne pas comparer Regnard à Molière ; mais lorsqu’il s’agit de comédie, comment éviter Molière ? On le voit toujours à travers les œuvres des autres, et c’est quand on se rappelle tout ce qu’il a qu’on aperçoit mieux tout ce qui leur manque. Heureusement, dans ce qu’il me reste à dire de Regnard, je n’ai plus de réserves à faire, car, pour la composition et le style, il peut soutenir les plus redoutables comparaisons.

Sans faire tort au Légataire universel, qui est un modèle de verve et de hardiesse comiques, on peut dire que la plus forte composition de Regnard, c’est le Joueur. Lorsqu’au mois de décembre 1696 parut cette pièce, on sait le bruit qui se fit autour d’elle ; il n’appartient qu’aux chefs-d’œuvre de produire pareils éclats. Entre Leclerc et son ami Coras, c’était, nous dit Racine, à qui n’aurait point fait l’Iphigénie ; mais entre Regnard et Dufresny, c’était à qui aurait fait le Joueur, et chacun d’eux avait son camp. Selon toute apparence, le procès entre les deux amis ne sera jamais vidé, car rien dans leur vie ne fournit de présomption contre la bonne foi de l’un ou de l’autre. Le mieux est de croire à quelqu’une de ces regrettables méprises, où les adversaires s’échauffent et s’obstinent d’autant plus que chacun peut croire sincèrement que le bon droit est de son côté. En tout cas, fût-il avéré que l’idée et les principales situations du Joueur appartiennent à Dufresny, rien ne serait plus propre à montrer ce que vaut, en matière d’art, la mise en œuvre, puisque, grâce à une exécution supérieure, Regnard a pu donner à une pièce froide et morte la chaleur et le mouvement.

On sait les fureurs du jeu pendant le cours et surtout à la fin du règne de Louis XIV. Le luxe des camps et de Versailles avait ruiné la noblesse en même temps que l’état, et l’on ne joue jamais plus que lorsqu’on a peu à perdre ou beaucoup à regagner. Le mal s’augmentait peut-être des loisirs forcés de la noblesse depuis que Louis XIV avait tout fait plier sous lui. Ne pouvant plus jouer à la fronde, on jouait au lansquenet, et la contagion avait gagné toutes les classes. Il est remarquable en tout cas que le jeu (et il y a des jeux de toute