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arithmétique que les Américains pourraient si bien enseigner. Le commerce, les mille procédés de l’industrie, telles sont aujourd’hui les conditions d’existence, surtout pour une société qui subit le contact journalier des Yankees, des Chinois, de tous les marchands du globe. Par malheur, une telle éducation ne se donne guère ; elle s’acquiert spontanément, et il faut bien reconnaître qu’aux Sandwich l’exemple des étrangers n’a pas beaucoup agi sur les naturels : tant d’activité les étonne, mais ne les gagne pas. On ne peut pas espérer que l’absorption, sans doute prochaine, de l’archipel par la confédération des États-Unis leur profite davantage, et on ne saurait se dissimuler que ce genre d’infériorité est l’un des principaux argumens dont on se prévaut contre l’avenir des indigènes océaniens. D’autre part, se peut-il faire que des races humaines entières disparaissent sans laisser de traces, sans avoir rempli un rôle dans l’histoire de notre globe, et qu’elles reculent devant nous comme des troupes d’êtres inférieurs et malfaisans ? Penser ainsi ne serait-ce pas ravaler l’espèce humaine en la frappant dans plusieurs de ses familles ? Le problème est plus grave et nous touche de plus près qu’il ne semble d’abord : si entre les diverses familles humaines nous admettons des inégalités natives et insurmontables, que devient l’espèce entière ? Une série d’êtres descendant par degrés de l’intelligence à la vie animale, n’ayant plus le droit de se prévaloir de cette âme immortelle et supérieure qui place l’homme à part dans la création. Il faut en effet, ou que les âmes de tous les hommes soient égales entre elles, ou qu’elles s’abaissent par degrés vers le principe qui anime les êtres inférieurs. Croyons donc, dans l’intérêt de notre dignité même, que ces hommes sont nos égaux et vraiment nos frères, que des différences d’expérience, de milieu, d’éducation ont seules mis entre eux et nous tant d’espace. Il faut nous souvenir aussi que l’Europe, mère-patrie de la civilisation, est partout couverte de monumens où les prêtres de nos vieilles religions versaient le sang des hommes, et que le temps, qui ne paraît pas compter avec les individus, mais avec les espèces, a dû exterminer des quantités innombrables de nos ancêtres avant ces âges reculés où ils nous apparaissent encore sauvages, dans le demi-jour de l’histoire. Les races incultes qui couvrent de si larges espaces du globe devront de même survivre, et être représentées, par débris au moins, dans les futures combinaisons de notre monde, et peut-être existe-t-il quelque élément de salut inconnu encore et propre à concilier avec les faits qui se pressent les grands principes de la philosophie et de la religion. Il n’y a là encore cependant que des hypothèses obscures et compliquées ; on ne peut que les indiquer, et c’est à l’avenir, un avenir prochain peut-être, d’y répondre.


ALFRED JACOBS.