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à l’égard des innovations une extrême répugnance. Parmi ces sauvages, à côté des fervens prosélytes qui ne demandent qu’à croire, il y a les indifférens : ceux-ci écoutent les plus vives exhortations avec indolence ; puis, quand le missionnaire s’est longuement évertué à faire passer dans la langue de ces barbares ses préceptes de morale et de religion, à faire entrevoir des espérances de récompense dans une vie future, des craintes de châtiment, le sauvage, touché par ces dernières considérations, lui répond : « Eh bien ! si ton baptême est si salutaire et procure la félicité, reviens, tu me le donneras quand je serai près de mourir. » Il y a aussi les raisonneurs qui ne reculent pas devant la discussion. Un jour un bon père tâchait de faire naître quelque indignation dans l’esprit d’un de ces indigènes, en lui représentant l’horreur de se repaître de la chair d’un autre homme. « Mais, dit le sauvage, si c’est un ennemi tué dans le combat ? — C’est ton semblable, un homme comme toi, qui pourrait être ton parent et redevenir ton ami. — Sa chair emplit aussi l’estomac et nourrit comme une autre ; d’ailleurs toi-même ne manges-tu pas le mouton et la poule que tu as nourris de tes mains ? »

Pour ces hommes, les animaux élevés dans les cases font pour ainsi dire partie de la famille, et ce qui est comme un des stigmates de leur infériorité, c’est qu’en bien des cas entre les animaux et eux-mêmes ils n’établissent pas de différence. D’autre part, ceux qui acceptent volontiers les salutaires influences des missions se montrent obéissans, dévoués, même laborieux ; mais on ne voit guère s’éveiller en eux l’intelligence spontanée, la conscience morale, le sentiment de la dignité humaine, si bien qu’en présence de cette sorte de passivité on est conduit à se demander si, même dans les plus favorables hypothèses, ces sauvages seront jamais capables de se diriger et de s’élever à une existence vraiment personnelle. On ne peut guère espérer, à vrai dire, que nos missionnaires, quels que soient leur courage et leur zèle, organisent une société indigène vivant sous leur constante direction. Ainsi avaient fait au XVIIIe siècle quelques jésuites à la côte de Californie ; puis les blancs, aventuriers et cultivateurs, ont abordé ce même sol. Que sont devenus alors les disciples des missionnaires ? Tout a péri, tout a été dispersé, parce que ces pauvres gens, organisés pour travailler et vivre comme un troupeau docile, n’avaient pas été armés de l’énergique personnalité, de l’activité individuelle qui seules pouvaient les protéger contre l’activité envahissante du dehors.

Il est donc impossible de rien préjuger encore en faveur de l’expérience dont la Nouvelle-Calédonie est en ce moment le théâtre. Il n’en faut pas moins reconnaître que là s’accomplit en ce moment, au milieu d’une des familles océaniennes, une expérience solennelle