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faveur du rétablissement et de l’aggravation du régime réglementaire. On comprendrait cette tendance chez les théoriciens absolutistes, qui trouvent toujours la part de la liberté trop grande ; il est vraiment étrange de la rencontrer chez un si grand nombre d’ouvriers, mêlée à un amour instinctif, mais bien inintelligent de la liberté.

Certes je ne nie pas les crises fréquentes et terribles qu’amènent la liberté du commerce et la création de machines et de méthodes nouvelles, ni la nécessité où se trouvent parfois les patrons de lutter contre des rivalités en recourant à un abaissement momentané du prix de main-d’œuvre. J’avoue que la substitution des grandes manufactures aux ateliers restreints de l’ancien régime a remplacé, à beaucoup d’égards, la vie de famille par la vie militaire, et que le développement même de l’instruction, en donnant à l’ouvrier des aptitudes nouvelles, l’a rendu plus sensible à certaines privations qui tiennent à des besoins d’un ordre élevé. Je demande pourtant si une crise violente et courte ne vaut pas mieux que la mort par épuisement, si ce n’est pas l’humanité entière qui profite du service des machines ([1], si l’on voudrait renoncer aujourd’hui au télégraphe, au gaz, à la vapeur, au drainage, à l’imprimerie, aux écoles gratuites, si l’ouvrier malmené d’une manufacture envie quelque chose à la domesticité de l’ancien régime, et s’il en est un parmi les plus souffrans qui voudrait améliorer son salaire à la condition d’interdire le travail à tous ceux qui n’en ont pas mendié ou acheté le privilège ? Je le dis à l’éternel honneur des partisans de l’organisation du travail dans les ateliers : ils ne savent pas ce qu’ils demandent. Retourner à la compression pour échapper à la concurrence, ce n’est pas seulement ignorer l’histoire, c’est ignorer ses propres intérêts, et ses droits, et son cœur, et les conditions de l’activité universelle. On croirait voir des demi-savans, tourmentés par leur science imparfaite, qui regrettent leurs anciennes ténèbres, au lieu de poursuivre la route qui les conduirait à l’émancipation et à la lumière.

Pour moi, si j’avais le droit de donner des conseils aux ouvriers qui rêvent encore d’améliorer leur condition par des lois préventives, je leur dirais : Vous voulez réglementer ; mais, prenez-y garde, il en est de l’autorité préventive comme de ces machines au milieu desquelles vous vivez, et qui dévorent le bras et l’homme même dès qu’elles ont seulement saisi le petit doigt. Quelque règlement que vous fassiez, il en entraîne à sa suite un millier d’autres. Voulez-vous

  1. En 1788, les machines a carder et à filer le coton étaient employées dans le Lancastre et inconnues à Rouen. Les produits du Lancastre, apportés à Rouen même, habillaient le pauvre comme le riche, et la fileuse rouennaise, qui ne gagnait que dix sous, achetait par économie le travail de la fileuse anglaise, qui en gagnait quarante.