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par le Châtelet. Dans les mémoires dont le public est inondé, on invoque tour à tour les droits de la propriété, les intérêts du commerce et ceux de l’humanité en faveur du privilège. Ces maîtrises que l’on veut abolir ont duré depuis des siècles, grande et solide raison chez un peuple qui regarde encore la longue durée comme la source la plus respectable du droit ; la royauté et la noblesse ne reposent guère sur d’autres fondemens. Les corporations ont été reconnues, consacrées par des ordonnances royales enregistrées au parlement et par de nombreux arrêts : veut-on attenter à la justice, à l’autorité royale, à la constitution ? Chaque maître a conquis sa situation par un long apprentissage, il l’a payée au roi et à la corporation pour en jouir désormais comme d’une propriété patrimoniale en toute sécurité. On parle de le rembourser ; mais avec sa finance, qu’on lui rend, lui rendra-t-on aussi tant d’années passées dans l’exercice d’une profession qui lui échappe ? Cette carrière, commencée à l’ombre des lois et sous la protection des principes les plus sacrés de la société humaine, sera donc violemment détruite par un acte de pur despotisme ! Dans quel intérêt veut-on consommer cette énorme injustice ? Donner à tout le monde la liberté de travailler et de vendre, c’est peupler les ateliers d’incapables et les boutiques d’escrocs. Avec les gardes du métier, les jurés, les syndics, le contrôle, la surveillance journalière, on arrivait à peine à empêcher la sophistication, et l’on veut en un jour livrer l’acheteur à la mauvaise foi du producteur, déshonorer le marché de l’exportation, mettre le fabricant entre le vol et la ruine, encombrer la place de marchandises fardées pour la vente comme le visage d’une coquette, créer par l’appât d’une vente facile des besoins factices, et augmenter du même coup le luxe et la misère ! Le peuple, au lieu d’une laine solide, portera des haillons de soie ; voilà toute l’image de la liberté nouvelle. Ces lamentations, parties des ateliers, remplissent le parlement, et trouvent un écho jusque dans l’intimité du roi. Louis XVI, qui avait promis à Turgot de le soutenir et qui avait tenu un lit de justice tout exprès pour imposer les édits au parlement (hélas ! faut-il qu’on soit réduit à invoquer le despotisme pour l’établissement de la liberté ?), Louis XVI, ébranlé à son tour, hésite, recule, condamne la réforme qu’il vient de faire, retourne au régime des corporations et des privilèges. La liberté n’avait pas duré trois mois. La constituante, quelques années après, eut la gloire d’en finir avec les corporations.

Quand on vient de lire le savant et curieux livre de M. Levasseur, où les faits s’accumulent sans confusion, où la connaissance de l’histoire générale s’allie à la science économique pour la guider et la féconder, on sent, on voit avec certitude que l’industrie ne