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mariait, le roi lui donnait pour cadeau de noces le droit de créer deux maîtres par corporation dans chaque ville. Ceux des princes qui étaient bien servis en tiraient gros ; les autres offraient vainement leurs brevets à des prix dérisoires pendant de longues années. C’est qu’il s’agissait pour les nouveaux titulaires de s’affilier à un corps où ils étaient nécessairement très mal vus, d’abord comme incapables, ensuite et surtout comme rivaux et comme intrus. Ils ôtaient du même coup à leurs nouveaux confrères leurs cliens et leurs argumens. Comment démontrer contre les novateurs la nécessité des corporations, contre les ennemis de chaque corporation particulière, la nécessité de ses statuts, et contre les relâchés et les complaisans, l’utilité des anciennes règles, des chefs-d’œuvre difficiles, des longs apprentissages, lorsque tout à coup une ordonnance renversait tout cela, et donnait la science infuse pour quelques écus ? Les vieux maîtres qui, pendant une longue carrière, avaient mis toute leur application à conserver aux maisons anciennement établies la jouissance de leur privilège pouvaient-ils voir de sang-froid leurs efforts inutiles et leur commerce ruiné par des créations dont le but était purement fiscal, et que ne justifiaient nullement les besoins de la place ? Les rois, il faut bien le dire, tiraient des maîtres tout ce qu’il était possible d’en tirer par des redevances, des cotisations, des impôts, des droits de toutes sortes ; si de plus ils rendaient en quelque sorte banal un privilège si chèrement acheté, les plus solides maisons pouvaient à peine espérer de se maintenir. Il arriva fréquemment qu’une corporation achetait elle-même au roi les nouvelles maîtrises, non pour les exercer, mais pour les amortir, et le roi ne rougissait pas de cette transaction, qui perçait à jour le motif de l’institution des maîtrises. Les bouchers de la grande boucherie de Paris (car il y avait deux corporations de bouchers) étaient des bourgeois oisifs qui avaient acheté une maîtrise, et qui la louaient au premier venu pour exercer la profession sans responsabilité ni sérieux apprentissage. Il en était de même des mesureurs de blé et des déchargeurs. Jamais un déchargeur en titre ne paraissait à la halle. Les titulaires avaient là de pauvres diables qu’on appelait des plumets, et qui faisaient leur besogne à la condition de leur abandonner la plus grosse part des profits. Tant fut procédé que les corporations tombèrent d’une ruine dans une autre. Elles s’obérèrent pour éviter les concurrens ; les charges dépassèrent les bénéfices. Les maîtres restèrent par la difficulté de liquider ; parmi les fils de maîtres, beaucoup aimèrent mieux renoncer que d’ouvrir une maison dans ces conditions. Aussi vit-on un spectacle singulier et très significatif : les commandes augmentaient, la fabrique diminuait. Un intendant de la généralité de Tours déclare que