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procureur du roi et faisaient mettre aux galères un malheureux père de famille qui, n’ayant pas pu acheter une maîtrise, se cachait dans un grenier, comme un faux-monnayeur, pour fabriquer une paire de souliers.


II

Si nous cherchons le motif de la réglementation excessive qui ôtait aux fabricans toute liberté et à l’industrie tout avenir, M. Levasseur le voit dans ce principe, qu’en autorisant le monopole l’état acceptait la responsabilité des produits et se trouvait engagé à surveiller et à diriger la fabrication. Ce principe est vrai ; il provoque néanmoins deux réflexions.

La première, c’est que les corporations eurent tort de l’invoquer lorsque leur existence fut mise en péril, car si le système des corporations entraîne, comme conséquence nécessaire, la réglementation à outrance, il était néanmoins très logique et très opportun de supprimer à la fois la réglementation et les corporations, et de préférer au monopole le mieux surveillé la liberté fécondée par la concurrence.

La seconde remarque, c’est que l’intérêt du consommateur n’a pas toujours été le principal objet du législateur dans la réglementation de la fabrique. Il serait en vérité fort étrange qu’après avoir construit de toutes pièces le monopole, après l’avoir défendu avec tant d’habileté contre l’ennemi du dehors et l’ennemi du dedans, le législateur des corps de métiers se fût transformé tout à coup en protecteur désintéressé de la loyauté du commerce. Dans une foule de prescriptions minutieuses, qui ne laissent au fabricant aucune initiative, et qui réduisent l’exercice d’une industrie à l’application d’un mécanisme aveugle, il est impossible de ne pas reconnaître purement et simplement la peur de l’innovation, même heureuse. C’est la médiocrité qui prend de loin ses mesures pour entraver l’essor du génie. On a, par des années de travail, par de grands sacrifices pécuniaires, acheté le droit de vendre au public, à un prix élevé, une étoffe médiocre, mais fabriquée dans toutes les règles ; il ne faut pas que le premier venu, en offrant à l’acheteur une trame plus serrée, une couleur plus brillante ou plus solide, ou simplement en lui donnant à moindre prix la même trame et la même couleur, puisse frustrer les autres maîtres des bénéfices sur lesquels ils ont compté, et que la corporation doit leur garantir, puisqu’elle les leur a vendus. Quand on se place à ce point de vue, toute découverte industrielle devient en quelque sorte un vol fait à la communauté. S’il est juste et convenable que le droit de faire des chaussures