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ceux surtout qui ont laissé leurs traces dans le champ de l’esprit humain, n’ont pas été des êtres de convention, logés dans un monde imaginaire, sur un parnasse classique ou dans le temple du goût. Ils ont respiré comme nous dans un milieu social ; ils ont vu le monde réel à une époque déterminée. L’origine de leurs idées, la direction de leur talent, les causes qu’ils ont attaquées ou défendues, tout cela est en grande partie historique et s’explique par les faits. Ils sont des hommes, et ils ont vécu.

Je ne connais guère que les géomètres dont on pourrait ne faire que des intelligences abstraites, aussi dénuées d’une place déterminée dans le temps ou dans l’espace que les symboles dont la contemplation les absorbe. Et encore qui voudrait séparer le nom d’Archimède des souvenirs du siège de Syracuse et de l’anecdote tragique du soldat romain ? Mais le philosophe, mais quiconque a par un côté touché à la science de l’homme semble avoir besoin d’être connu dans sa personne pour être compris dans ses ouvrages, et je ne puis concevoir que le dernier siècle, qui parlait tant de Locke, se soit si peu enquis de son caractère et de sa vie. Voltaire avait visité l’Angleterre vingt-deux ans seulement après sa mort, et dans les lettres fameuses où il commença à populariser son nom, il le loue et ne le peint pas. L’Angleterre se voit de nos côtes ; tout le monde savait qu’elle sortait de deux révolutions successives, et ce n’est pas une multitude séditieuse qui avait tumultueusement bouleversé l’ordre et ravi le pouvoir. De puissans partis s’étaient formés, déployés, perpétués ; des sectes nombreuses avaient élevé des doctrines nouvelles. Sur des questions hautes et subtiles s’étaient allumées de ces passions qui troublent le monde. On avait vu l’état passer et repasser de la monarchie à la république, et la monarchie restaurée changer de royauté et de dynastie. De profonds ou de sages politiques, d’ardens utopistes, d’habiles capitaines, de savans docteurs, d’éminens jurisconsultes, des orateurs éloquens avaient soutenu, chacun avec ses armes, les diverses causes successivement victorieuses. Locke, né seize ans avant la mort de Charles Ier, avait assisté à tout. « Je ne me suis pas plutôt reconnu dans le monde, a-t-il écrit, que je me suis trouvé dans un orage. » Témoin des événemens les plus instructifs jusqu’alors de l’histoire moderne, il avait pu suivre ces controverses, souvent transformées en dissensions, puis en guerres civiles, où s’agitaient les plus grands problèmes de la destinée de l’homme et des sociétés. Il avait pu connaître et entendre quelques-uns de ces curieux personnages qui semblaient les élus d’une race seule capable alors de donner au monde de tels enseignemens. Comment supposer qu’il serait resté spectateur indifférent et oisif ? Comment admettre qu’un esprit philosophique,