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organisation ne vaut rien, il n’est personne qui ne convienne, après l’avoir étudiée, qu’elle semble faite tout exprès pour rendre les ouvriers malheureux et l’industrie impuissante.

Du tableau tracé par M. Levasseur, il résulte que depuis la conquête de Jules-César jusqu’à la révolution, l’industrie a été réglementée à outrance : on n’accusera pas l’expérience d’être insuffisante. Pendant cette longue période, qui embrasse à vrai dire toute notre histoire, car la révolution, c’est nous-mêmes, c’est l’âge présent, nous sommes les contemporains de Turgot, pendant cette période de vingt siècles, personne en France n’a été maître de ses inventions, de ses bras et de son argent. Pour comprendre sans plus de raisonnement la puissance créatrice de la liberté, il n’y a qu’à comparer ce que la servitude avait fait en vingt siècles et ce que la liberté a fait en soixante ans, au milieu des plus grandes guerres civiles et des plus grandes guerres internationales dont le monde ait gardé le souvenir. Encore la liberté n’a-t-elle pas été jusqu’à ce jour complètement expérimentée. La France en a peur. Après l’avoir revendiquée dans les premières heures de la révolution avec une énergie indomptable, elle n’est occupée depuis lors qu’à restaurer timidement et sous des noms nouveaux les maîtrises, les traites foraines, les aides, les gabelles et même les corvées. Cette liberté boiteuse enfante des miracles : que serait-ce si nous savions oser ?


I

Tout le monde sait que les jurandes et maîtrises ont été abolies une première fois par Turgot en 1776, rétablies quelques mois après et détruites définitivement par l’assemblée constituante ; mais on ne sait pas aussi communément à quelle antiquité remontent ces corporations, qui ont été si funestes aux progrès de l’industrie. Elles n’ont pas pris naissance au moyen âge, comme il serait assez naturel de le croire. Jules-César les apporta en Gaule avec la civilisation romaine, et leur existence se trouve déjà consacrée par la loi des douze tables, à laquelle elles sont fort antérieures. Il y avait sous l’empire romain trois sortes d’ouvriers : d’abord les ouvriers de l’état, dont le plus grand nombre étaient esclaves, puis les ouvriers qui concouraient à l’alimentation publique, et enfin toutes les autres corporations, qui pouvaient paraître relativement libres.

Les ouvriers de l’état travaillaient aux mines, aux carrières, aux salines ; ils fabriquaient les armes, les monnaies, construisaient les édifices publics ; ils portaient les dépêches, les munitions de guerre et les approvisionnemens des légions. On comptait parmi eux des condamnés chargés de lourdes chaînes, des esclaves en grand