Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

reste de la société ne peut compter sur une tranquillité durable. Tout se réunit donc, l’intérêt et le devoir, pour attirer l’attention des penseurs sur cette question vitale.

Il n’est pas un homme de cœur qui n’éprouve pour l’ouvrier une sympathie profonde ; mais cette sympathie doit être exempte de faiblesse, et surtout elle ne doit pas se tromper d’objet. Il ne s’agit pas de s’apitoyer sur l’obligation du travail, ni d’exagérer les fatigues et les privations de l’atelier. Le travail est la loi commune pour tous les membres de la société humaine, et au fond c’est une loi douce, car le poids de l’oisiveté est plus lourd que celui de la fatigue. Ceux-ci creusent la terre, frappent le fer sur l’enclume, et d’autres alignent des chiffres, pâlissent sur des problèmes. Le pupitre de l’homme de lettres a ses tortures comme l’établi. Il ne faut pas juger la fatigue d’un ouvrier exercé et robuste par nos corps énervés et nos habitudes efféminées. Il ne faut pas non plus lui attribuer ces besoins de l’imagination que l’étude seule développe, et qui, même chez l’homme de cabinet, sont quelquefois maladifs. Les ouvriers qui peuvent arriver à produire mieux ou plus vite que leurs concurrens, ceux surtout qui ont échappé à l’excessive division du travail, qui font des ouvrages d’ensemble, ont des occupations suffisamment attrayantes. S’il y a encore des industries qui rémunèrent trop peu le travail, si surtout, ce qui est déplorable, la main-d’œuvre des femmes est partout mal dirigée et mal rétribuée, il faut reconnaître pourtant qu’il existe une tendance générale à la hausse des salaires. À mon avis, le mal, non pas tout le mal, mais le grand mal, est dans l’insuffisance de l’éducation et dans l’absence de sécurité pour la vieillesse. Quand les ouvriers auront de bonnes écoles primaires et de bonnes écoles professionnelles, quand il leur sera possible d’y conduire assidûment leurs enfans, et quand le pain de leurs vieux jours sera assuré, je cesserai de les plaindre. En sommes-nous là ? Admettons que les trois ou quatre francs par jour que gagne un bon ouvrier lui donnent, pour lui, pour sa femme et pour ses enfans, une nourriture suffisante, un abri, des vêtemens convenables : peut-il conduire ses enfans, sans tirer aucune ressource de leur travail, jusqu’à dix-huit ou vingt ans ? Peut-il les assurer contre la conscription ? Peut-il exempter sa femme de la servitude des manufactures ? Peut-il affronter un chômage de quelques jours ? Peut-il enfin compter, pour sa femme et pour lui, sur une vieillesse indépendante ?

Nous voyons, grâce à Dieu, que les écoles primaires gratuites sont répandues sur tout le territoire ; mais les écoles professionnelles n’existent pas : ce n’est pas avoir d’écoles professionnelles que d’en avoir une demi-douzaine pour trente-six millions d’habitans.