Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/1021

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suis arrivé à préférer une page limpide et saine de Descartes ou de Pascal au pathos nébuleux des panthéistes d’outre-Rhin.

Pour qu’un opéra mérite d’être rangé parmi les vrais chefs-d’œuvre de l’art, il faut qu’il satisfasse à deux conditions essentielles : que la musique soit empreinte du caractère général de la fable à laquelle on l’a appropriée, qu’elle exprime les fortes nuances des personnages dominans, qu’elle peigne la lutte des grandes passions par les moyens qui lui sont propres, qu’elle s’adapte enfin aux lois de la vraisemblance et de la logique dramatique sans jamais oublier qu’elle est une poésie, et qu’elle ne peut descendre à des imitations matérielles trop prolongées sans y perdre son prestige et compromettre sa puissance sur le cœur et l’imagination des hommes. Cette première condition de vérité générale une fois remplie, et ce n’est pas la plus difficile, il reste la musique pure, la beauté du langage, l’élégance des formes, la simplicité des moyens, la délicatesse des détails, la noblesse des mélodies, la richesse du coloris et de l’instrumentation, tout ce qui concourt à l’illusion dramatique, mais qui survit à la représentation, le style enfin, qui fait vivre une composition musicale comme il fait vivre un poème, et qui constitue le charme éternel des chefs-d’œuvre. Le drame le plus émouvant, la conception lyrique la plus puissante et la plus fortement charpentée au théâtre, ne sont que des œuvres d’un ordre inférieur sans le style qui les consacre, et qui seul leur assure l’admiration de la postérité. Qu’on lise la partition de Don Juan, celles des Nozze di Figaro, du Freyschütz, d’Oberon, même la Vestale de Spontini, qui n’était pourtant pas un grand musicien, et, sous la lettre morte de ces beaux drames, si vivans sur la scène, on trouvera une poésie musicale tour à tour forte, puissante, exquise, profonde, avec la seule profondeur qu’il convienne aux beaux-arts de révéler, celle du sentiment et de la grâce. Soyez philosophe si vous voulez, mais soyez-le en artiste créateur, comme Poussin, en parlant la langue des dieux.

Veut-on un exemple éclatant de la doctrine que nous soutenons ici, de ce qu’on a le droit d’exiger d’une composition dramatique pour être classée parmi ces rares chefs-d’œuvre qui plaisent aux savans comme aux ignorans et qui font époque dans l’histoire de l’art? Allez voir Guillaume Tell, la merveille de notre temps. Dès l’ouverture, qui est un vrai tableau aussi clair que le jour, aussi transparent que la lumière, aussi coloré que la nature où se passe l’action, vous êtes averti du caractère de la fable qui va se dérouler devant vous,— un drame héroïque et pastoral où domine le sentiment divin de l’amour de la patrie, et le poète vous dit cela dans une langue admirable qui charme immédiatement les oreilles les plus inexpérimentées, qui saisit l’imagination et vous dispose à l’attendrissement. Puis vient cette introduction colossale où mille épisodes se croisent et s’entre-croisent sans que le discours musical s’épuise ou s’interrompe jamais, vaste kermesse où éclate le coloris de Rubens avec une distinction de formes que n’a jamais connue le peintre flamand. Ai-je besoin de citer toutes les beautés de ce merveilleux chef-d’œuvre, le duo d’Arnold et de Guillaume, si vigoureux, si mélodique et toujours musical, l’air de Mathilde, Sombres forêts, d’où s’exhale un sentiment exquis de la nature sereine et lumineuse comme la comprend un poète du midi, et le duo qui suit entre les deux amans, d’une tendresse si chaste et si profonde? De l’avis de tous les musiciens et de tous les connaisseurs, il