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félicité. Tout lui était étranger : les esprits de ses ancêtres ne venaient pas au-devant de lui ; pas de chasse, pas de pêche ; rien de ce qu’il aimait dans la tribu ! Le Grand-Manitou des blancs eut pitié de sa profonde tristesse et lui en demanda la cause. L’Indien lui conta sa peine. — Il m’est impossible, répondit le bon Manitou, de l’envoyer dans le ciel des Indiens, puisque tu as choisi celui-ci ; mais je vais te remettre sur terre, et une fois là, tu feras choix, si tu veux, d’un autre ciel. — De telles légendes, qui circulent parmi les tribus, ajoutent encore aux obstacles naturels que rencontre la propagation du christianisme. Le Grand-Esprit, qui promet des chasses et des pêches éternelles, ne verra point de si tôt renverser son empire par les envoyés du Manitou inconnu.

Nous pouvons, à Edmonton, nous séparer de M. Kane et ne point le suivre jusqu’aux frontières du Canada, sur la route que nous avons déjà parcourue avec lui. Les épisodes que nous avons détachés de son récit suffisent pour l’esquisse des peaux-rouges. Bien que les dessins de l’artiste remontent déjà à une dizaine d’années, ils sont encore exacts : les tribus indiennes ne changeront pas, alors même que tout changerait autour d’elles. La civilisation, qui s’approche, n’a point de prise sur ces peuplades ; elle les refoule, et elle éteint le peu de vie qui leur reste. Il y a près de Vancouver un territoire où florissait naguère une tribu puissante : la charrue est venue un jour creuser des sillons dans ce sol, que n’avait jamais ouvert le travail de l’homme ; aussitôt les fièvres se sont répandues dans le district, et la population indienne presque tout entière a succombé. Tel est le sort que la civilisation prépare aux peaux-rouges.

Depuis que M. Kane a visité ces contrées, deux événemens sont survenus qui doivent exercer une influence décisive sur les destinées des tribus : la découverte des mines d’or de la Colombie et l’expiration de la charte en vertu de laquelle la compagnie d’Hudson a longtemps joui du monopole commercial dans cette partie des possessions britanniques. À peine l’existence de l’or a-t-elle été reconnue sur les bords de la rivière Frazer que les aventuriers s’y sont précipités en grand nombre, et en peu de mois une population californienne se pressait dans des régions que M. Kane avait vues en 1847 presque désertes. Des villes se sont élevées comme par enchantement ; sur les espaces vagues où les tribus vivaient misérablement des produits de la pêche ou de la chasse, des établissemens européens se sont créés avec une rapidité prodigieuse. Au fond des baies qui n’abritaient que les pauvres pirogues des peaux-rouges, naviguant entre la terre ferme et l’île Vancouver, on aperçoit maintenant les trois-mâts et les steamers qui déposent des chargemens