Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/976

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

rangée : ils se poursuivent comme à la chasse, et ne s’attaquent que par surprises. Une ou deux têtes scalpées et quelques chevaux pris à l’ennemi représentent une grande victoire qui exalte la gloire de la tribu. Ces escarmouches ne sont donc pas très sanglantes ; elles n’influent pas sensiblement sur le chiffre de la population, et en définitive elles sont beaucoup moins meurtrières que les épidémies, telles que la petite vérole, les fièvres, etc., qui enlèvent souvent des campemens entiers.

En quittant le fort Garry, M. Kane continua sa route vers l’ouest, dans la direction des Montagnes-Rocheuses. Il accomplit le trajet tour à tour en canot et à cheval, suivant les rivières, traversant les lacs que la Providence a creusés à profusion dans cette contrée de l’Amérique, ou franchissant de grandes plaines, qui ne sont labourées que par les lourdes empreintes des troupeaux de buffles. On se trouvait au commencement de l’été, et la température était assez agréable, quoique très fraîche encore la nuit. Cette partie de territoire est habitée par deux puissantes tribus, les Crees et les Black-Feet (Pieds-Noirs), qui de temps presque immémorial se sont déclaré la guerre. Les voyageurs ne furent nullement inquiétés. M. Kane reçut même dans les campemens où il s’arrêta un excellent accueil. Il dessinait des vues, faisait des portraits, et conversait avec les sorciers, qui le reconnaissaient volontiers pour un confrère. Les sorciers des peaux-rouges ressemblent de tous points à ceux des autres pays. Ils se prétendent armés de pouvoirs surnaturels, commandent aux élémens et aux événemens, parlent une langue incompréhensible, exploitent les talismans, etc. L’un d’eux proposa gravement à M. Kane, au moment où celui-ci s’embarquait dans son canot, trois jours de bon vent pour une livre de tabac. Un autre consentit, non sans difficulté, à lui ouvrir son sac à talismans. Ce sac de peau, assez orné à l’extérieur, contenait des os, des coquillages, de la terre rouge, des minéraux.

Quant aux portraits, ils donnaient lieu parfois à de singuliers incidens : ici c’était un grand gaillard qui voulait absolument poser tout nu, parce que, disait-il, c’était ainsi que le Grand-Esprit l’avait fait ; là une mère ne consentait à laisser prendre le portrait de sa fille qu’après avoir reçu l’assurance que ce portrait serait une garantie de longue vie ; une autre fois une Indienne refusait de se livrer au crayon de l’artiste parce qu’elle était en deuil et ne pouvait être représentée avec ses plus beaux vêtemens : coquetterie de peau-rouge ! Ailleurs c’était un chef de la tribu des Crees, couvert de blessures reçues à la guerre ; mécontent de son portrait parce que toutes ses balafres n’y étaient pas, il voulait des retouches. À chaque campement, M. Kane ouvrait ainsi son album, et il y retraçait,