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comme une espèce de valet. La parole mielleuse de l’abbé Tabourel, ses yeux baissés, son corps chétif, l’expression mystique de son visage, contrastaient singulièrement avec les franches et rudes manières du fonctionnaire villageois. Le curé n’osait jamais parler que par insinuation ; le maire donnait au contraire très énergiquement son avis, criant d’une façon formidable et jurant même à la face du pauvre prêtre, qui en blêmissait plus encore. Cependant, malgré son air de croquemitaine, le gros fonctionnaire finissait par céder au doucereux curé, qui, sans résister ouvertement, arrivait à son but, grâce à une opiniâtreté que rien ne lassait. Le maire croyait néanmoins gouverner la commune, et mettait son amour-propre à le faire supposer. Lorsque l’abbé Tabourel lui présenta le jeune élève de l’école normale : — Vous pouvez compter sur moi, dit le puissant fonctionnaire au panar en lui tendant sa large main, non pas à cause de la recommandation du capélan (ecclésiastique), mais parce que votre physionomie m’est sympathique. Dans huit jours, j’espère pouvoir vous envoyer mon fils.

— Dans huit jours, vous aurez nos fils, répéta comme un écho le petit adjoint.


II

La nouvelle de l’arrivée du futur instituteur s’était bientôt répandue dans Balaruc, et les villageois, curieux de connaître le Franciman[1], s’arrêtaient au seuil de leurs portes sur son passage. L’idiome languedocien est en quelque sorte un moyen de ralliement entre les gens de leur caste, et les paysans ne fraient guère avec ceux qui parlent un dialecte différent ; ils les regardent comme des êtres, à part [eslranchiés d’aou défora)[2], avec lesquels il leur paraît impossible de se mettre à l’aise. L’éducation du panar, son costume, ses manières, son langage, contrastaient avec les allures et les habitudes des villageois, et en s’entendant appeler Franciman, Urbain comprit toute la distance que ce mot allait établir entre eux et lui.

Depuis le millionnaire jusqu’au plus pauvre des vignerons, chacun étant propriétaire rural dans cette partie du Bas-Languedoc, le désir d’améliorer ou d’agrandir son bien est le seul mobile de toute existence. On n’afferme guère les vignobles à cause des fréquentes variations dans le prix des vins et de la facilité qu’aurait le fermier de forcer les récoltes au détriment des cépages. Les plus riches

  1. Franciman est une qualification dont se servent les paysans du midi pour désigner les personnes qui parlent le français.
  2. Étrangers du dehors.