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jugés habilement entretenus, et voient les choses autrement qu’on n’a intérêt à les montrer : il a même cité des cas où les hommes les plus honorables ont été mis au ban de l’industrie qu’ils exercent pour avoir résisté au mot d’ordre impérieux qui se transmettait de ville en ville, d’établissement en établissement, et puisé dans leur conscience seule leurs motifs de détermination.

Voilà des services que l’économie politique ne saurait oublier, et qui assignent à M. Michel Chevalier un rang très élevé parmi ses défenseurs. Il a été pour cette science un homme d’action comme Bastiat ; il a résolument payé de sa personne. Sa position dans la presse périodique lui donnait de grands avantages ; il pouvait parler au public, et à un public choisi, à l’heure et dans la forme qui lui convenaient ; il était armé pour la lutte. Aussi ne semble-t-il pas avoir éprouvé cette lassitude et ce découragement qui accompagnent les poursuites toujours déçues. Les événemens ont pu le trahir, il ne s’est jamais trahi lui-même. Sa conviction était, elle est encore que si l’évidence des faits a donné raison à quelques fabricans de Manchester contre des privilèges que défendait une tradition séculaire, le même triomphe est tôt ou tard assuré dans un pays comme le nôtre, sur lequel a passé le niveau des révolutions, et où le privilège a moins de racines. De là cette controverse toujours éveillée, toujours active ; de là aussi ces essais d’agitation imités de MM. Cobden et Bright, et auxquels M. Michel Chevalier a pris part sans pouvoir les faire aboutir. Pourquoi ce contraste, dira-t-on ? En Angleterre des succès prompts et décisifs, en France des échecs manifestes et persistans ! Cela tient à plusieurs causes, et à une entre autres : le génie des races, qui est lui-même le produit des institutions. Chez nous, on s’engoue des choses sans les juger ; chez nos voisins, on peut s’en engouer, mais on les juge. Ici l’enthousiasme marche avant la réflexion ; là-bas la réflexion passe avant l’enthousiasme. On a pu le voir à l’effet qu’ont produit dans l’un et dans l’autre pays ces sectes forcenées qui naguère prétendaient à l’empire. En Angleterre, on a haussé les épaules de pitié, et à peine ont-elles rencontré quelques dupes ; en France, elles ont si bien agité les esprits, troublé les consciences, brouillé les notions du vrai et du faux, qu’elles ont livré les destinées publiques à tous les égaremens de la peur. Est-ce à dire que dans les civilisations comme dans les familles il doive y avoir des aînés assujettis à des devoirs plus étroits, et pour qui ces liens supérieurs, hors desquels l’humanité s’abaisse, ne puissent devenir l’objet ni d’un abandon coupable ni d’un odieux marché ?


Louis Reybaud, de l’Institut.