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sont moins peuplées ; les routes sont moins bonnes et moins sûres, les ressources plus rares, les secours plus difficiles à espérer. Bientôt l’émigrant se trouve en face de la solitude : il ne peut plus compter que sur lui-même pour sa subsistance et sa sécurité ; il doit tout tirer du travail de ses bras, il doit être laboureur, artisan et soldat. À l’heure du danger, que la maladie, la famine ou l’ennemi frappe à la porte, il est trop loin pour que sa voix puisse être entendue ; il succombe à l’insu de tous, et le hasard mettra seul sur la trace d’un malheur ou d’un crime.

Si, de nos jours, aucune année ne s’écoule sans quelque catastrophe, on se figure aisément les périls de l’émigration à la fin du siècle dernier. Nulle part la terre ne manquait : la Pensylvanie, le Maryland et la Virginie n’avaient pas, lorsque l’Ohio et le Kentucky reçurent leurs premiers colons, le quart de leur population actuelle ; les espaces vides, les terrains à défricher, qui abondent encore dans ces états, appelaient de toutes parts les bras de nombreux travailleurs ; la sécurité était complète et les ressources assurées. Pourtant les régions lointaines de l’ouest exerçaient déjà sur les imaginations une séduction si forte que des milliers de familles se décidaient à abandonner leurs foyers et à tout braver pour pénétrer dans la vallée du Mississipi. Il fallait franchir toute la chaîne des Alleghanys et traverser d’interminables forêts infestées de sauvages. Le Kentucky ne justifiait que trop son nom indien de terre de sang. Il n’était la propriété d’aucune tribu ; les sauvages qui habitaient les bords de l’Ohio et du Tennessee le regardaient comme une sorte de terrain neutre, comme une réserve immense où ils venaient poursuivre le gibier, et d’où il fallait écarter tout étranger. Aussi luttaient-ils avec acharnement contre les empiétemens des Américains. Il n’y avait encore aucune route à travers les forêts : à peine y trouvait-on d’étroits sentiers impraticables pour les chariots. Les émigrans emportaient tout leur bagage à dos de cheval. Aucune famille ne s’aventurait isolément ; on se réunissait en caravanes, et on se procurait une escorte de jeunes gens rompus à la fatigue, connaissant les chemins et habiles tireurs. Il était impossible de faire une marche d’une journée dans la forêt sans rencontrer quelque cadavre scalpé, et de distance en distance un nom sinistre, comme le Camp de la défaite, venait rappeler quelque effroyable boucherie. Quand le père de Pierre Cartwright quitta la Virginie pour le Kentucky en 1790, il se joignit à une caravane de deux cents familles, où tout homme avait un fusil, et qu’accompagnait en outre une escorte de cent hommes. Les émigrans, malgré leur nombre, n’en furent pas moins harcelés tout le long de la route par les sauvages. Après une marche de plusieurs jours, ils furent surpris par la nuit à sept milles