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À l’appui de ce système d’encouragement, les armateurs de nos ports de mer n’invoquent aucune des raisons banales que font valoir les industriels auxquels la douane assure des privilèges. S’ils ne peuvent, livrés à eux-mêmes, soutenir la concurrence anglaise et américaine, la faute n’en est pas à un choix inintelligent des lieux, des conditions, des procédés du travail, ni à l’infériorité des ouvriers, ni à l’insuffisance des capitaux ou de l’intelligence. Sous tous ces rapports, ils sont au niveau de leurs compétiteurs. Leur malheur, et non leur tort, découle tout entier de traités dont ils sont innocens. Éloignés du théâtre des pêches et privés de la faculté de fonder des établissemens à demeure, ne trouvant à Saint-Pierre que des magasins pour déposer leurs marchandises, ils sont obligés d’importer et de remporter tous les ans leur attirail de pêche ainsi que leur personnel, et d’opérer à la hâte leurs préparations : source de faux frais énormes dont la politique a affranchi leurs rivaux.

Les Anglais en effet, commodément installés à terre, mettent en sûreté pendant l’hiver leurs navires et chaloupes, leurs agrès, leurs approvisionnemens. À leurs récoltes marines ils donnent à loisir toutes les préparations nécessaires, avec le concours de la population des villes et des villages, dont la main-d’œuvre est bien moins coûteuse que celle des matelots emmenés exprès de France. Maîtres des côtes les plus poissonneuses et les moins froides, ils ne perdent ni une occasion ni une semaine, profitant des premiers beaux jours du printemps, des derniers de l’automne. Aux bénéfices que donne la morue ils joignent ceux de la chasse au phoque[1] et de la pêche du hareng, qui affluent le long de leurs rivages vers la fin de l’hiver, alors que les navires français sont encore retenus dans leurs ports. Un commerce régulier avec une population prospère de plus de cent mille habitans accroît les bénéfices des armateurs anglais. Ainsi se succèdent pendant le cours entier de l’année des opérations fructueuses, dont chacune concourt à diminuer la part des frais généraux que nos compatriotes doivent couvrir dans une seule campagne de quelques mois.

Les Américains eux-mêmes du Massachusetts, du Connecticut et du Hampshire, ces intelligens disciples de Franklin, qui disait qu’un poisson pêché était une pièce d’argent retirée de la mer, jouissent d’avantages refusés aux Français par les traités qui ont exclu ces derniers du continent. Voisins des lieux de pêche, ils vont en mer avec des navires d’un léger tonnage, d’un armement peu coûteux, d’un personnel peu nombreux, qui reviennent toutes les se-

  1. Cette chasse prend d’année en année de plus grandes proportions. Elle occupe à Terre-Neuve 13,000 marins et 367 navires jaugeant 35,760 tonneaux, d’une valeur, en peaux et en huile, de plus de 7 millions de francs. On tue en une campagne jusqu’à 300,000 de ces animaux. On y emploie depuis quelques années des navires à vapeur.