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dans les eaux, ardente d’amour, irritée par la faim, égayée par les jeux. Partout la création vibre et palpite, racontant la gloire du créateur des mondes. Hélas ! toutes ces beautés sont perdues pour le matelot, qui ne pense qu’à sa morue, comme le paysan de Virgile à son bétail.

L’été s’achève, et l’automne, court prélude de l’hiver, fermera bientôt par des chaînes de glace les mers de Terre-Neuve. Venus ensemble, les navires s’en vont isolément, chacun dès que sa cargaison est complète. Les vents du nord-ouest, qui avaient tant ralenti l’arrivée, hâteront le retour ; en douze ou quinze jours, on mouillera au port. Pour les jeunes filles et les fiancées, ces retours annuels et réguliers font de la saison d’automne le vrai printemps ; pour toutes les familles, quand elles se retrouvent au complet, c’est le temps des fêtes, où le matelot ne manque jamais d’apporter son panier de morue fraîche et sa boîte de capelan salé. Une fois débarqué, comme l’esclave, suivant Homère, le matelot perd la moitié de son âme. Il se remet sous la tutelle de sa femme (le Basque seul fait ou croit faire exception), le vrai capitaine du nouveau bord. Au départ, elle a reçu le salaire des mains de l’armateur ; au retour, elle touche le produit de la pêche et l’administre à son gré, à la seule condition de faire à son mari la part du cabaret et du tabac.

L’hiver n’est pas perdu pour les hommes qui aiment le travail. L’ouvrage abonde : ce sont les navires à décharger et bientôt après à recharger ; en quelques quartiers, la pêche des huîtres[1], partout celle du poisson frais, qui trouve à Paris un immense et inépuisable débouché[2]. Malgré ces ressources, la population des pêcheurs reste généralement pauvre, fait qui étonne quand on considère, que le poisson est une manne que sème à pleines mains la Providence, sans imposer à l’homme d’autre charge que la récolte. Quelle agriculture promet une moisson plus abondante, un gain plus sûr ? Et néanmoins ces avantages sont tous dominés par la loi suprême de l’offre et de la demande, qui tient peu de compte du prix de revient. Faute de consommateurs, le poisson reste à vil prix sur les rivages. Souhaitons que les chemins de fer, en mettant les marchés intérieurs plus à portée des lieux de production, accroissent la prospérité d’une des classes de travailleurs les plus dignes d’estime. Aujourd’hui le pauvre pêcheur arrive à cinquante ans d’âge et à trois cents mois de navigation effective sans épargne sérieuse, sans

  1. À Granville, dans la campagne de 1858-59,193 bateaux jaugeant 1,638 tonneaux, et montés par 1,408 hommes, ont pêché 34 millions d’huîtres, qui, au prix de 16 francs le mille, valaient près de 600,000 francs.
  2. D’après l’auteur du livre sur les consommations de Paris, cette ville a consommé, en 1850, 9,937,430 kilogrammes de poisson frais de mer.