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des Signorelli, qui sont effacées par celles du Florentin, comme la lumière d’une lampe l’est par celle du soleil. Raphaël a peint vers le même temps, et sous l’influence de ce qu’il avait vu dans la Sixtine, ses admirables Sibylles de la Pace; que l’on compare ! Lui aussi atteignit sans doute dans quelques-uns de ses ouvrages, — le saint Paul d’Hampton-Court, la Vision d’Ezèchiel, la Vierge du musée de Dresde, — les hauteurs de l’art sublime ; mais ce qui est l’exception chez le Sanzio est la règle chez le grand Buonarotti. Michel-Ange vit dans un monde surhumain, et ses imaginations audacieuses, imprévues, sont tellement au-dessus et en dehors des pensées habituelles des hommes, qu’elles rebutent par leur élévation même, et qu’elles sont loin de séduire tous les esprits, comme le font les merveilleuses et charmantes créations du peintre d’Urbin.

Il importe cependant de combattre cette opinion très-répandue, que Michel-Ange ne comprenait que les sentimens extrêmes, et qu’il ne savait les exprimer que par des mouvemens violens et tourmentés. On accorde que ses figures possèdent les plus hautes qualités de l’art : invention, sublimité du style, largeur et science du dessin, justesse et convenance de la couleur, et ce caractère si frappant dans la voûte de la Sixtine que les peintures ne font pas penser au peintre, qu’on se dit en la voyant que ce ciel tragique a dû venir ainsi tout peuplé de ses gigantesques figures, et qu’un effort de la pensée nous ramène seul au créateur de cette œuvre sublime; mais on lui refuse d’avoir compris la grâce, la beauté jeune et candide, les formes qui expriment les sentimens tendres et délicats, celles que le divin pinceau de Raphaël a si admirablement représentées. Je conviens que Michel-Ange a pris peu de soin de l’agrément, et que son austère génie ne se complaisait que dans les plus graves pensées; mais je n’accorde point qu’il soit resté étranger à la beauté gracieuse, et à la beauté féminine en particulier. Je ne veux rappeler ni la Vierge de l’académie de Londres, ni dans un autre ordre l’admirable captif du musée du Louvre; mais, sans sortir de la Sixtine, que peut-on rêver de plus merveilleusement beau que cet Adam s’éveillant pour la première fois à la lumière, et de plus chaste, de plus gracieux, de plus touchant, que cette jeune Eve penchée vers son Créateur, et aspirant de ses lèvres entr’ouvertes le souffle divin qui lui donne la vie ?

Quel est le sens de cette œuvre terrible? que signifie ce long déroulement des destinées humaines? Pourquoi ces deux êtres, que nous voyons beaux et heureux à l’origine, ont-ils peuplé la terre de cette race ardente, inquiète, à la fois gigantesque et impuissante ? Ah ! la Grèce eût fait de cette voûte un Olympe habité par des hommes heureux et divins ! — Michel-Ange y a mis des êtres grands et malheureux, et ce poème douloureux de l’humanité est plus vrai que les plus merveilleuses fictions de la poésie et de l’art anciens. « Michel-Ange, nous dit Condivi, admirait particulièrement Dante. Il s’appliquait aussi, avec la plus grande attention, à la lecture des saintes Écritures et des écrits de Savonarole, pour lequel il eut toujours une grande affection, ayant gardé dans son esprit le souvenir de sa puissante voix. » D’une autre part, l’Italie semblait près de se dissoudre. De pareilles études, de pareils souvenirs, de pareilles et si douloureuses réalités, peuvent expliquer les visions qui passèrent dans