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ci : celui qui dit non. Il y a des temps où le beau rôle est de dire non ; mais combien incomplète est une poésie qui n’est qu’une protestation ! combien insuffisante cette inspiration toute négative ! La poésie vit d’amour et d’idéal, et la haine la plus généreuse est impuissante pour les grandes créations.

À côté de cette poésie énergique et monotone, que les césars ne soutinrent que par l’horreur qu’ils inspiraient, il y avait sans doute aussi la littérature officielle, innocente, encouragée : il y avait sous Domitien un rhéteur qui enseignait avec zèle l’art oratoire au temps où il n’y avait plus de tribune : il y avait des poètes épiques et lyriques comme Stace, des rédacteurs de commérages venimeux comme le spirituel et ordurier Martial, tous protégés par le pouvoir, et qui le flagornaient sans pudeur. La littérature protégée languissait, et pourtant jamais elle n’avait été plus choyée. Sous Néron comme sous Domitien, la renommée littéraire était devenue à Rome ce qu’elle n’avait jamais été sous la république, un titre pour arriver aux fonctions publiques. Un rhéteur parvenait aux magistratures à une époque, il est vrai, où la valeur en était un peu dépréciée. Silius Italicus et Quintilien furent consuls ; mais le cheval de Galigula avait, dit-on, failli l’être. Pourtant, si ces honneurs étaient peu de chose, c’était un encouragement, une décoration, une satisfaction pour la vanité. Et puis Domitien y joignait des encouragemens plus solides. Aussi les écrivains fourmillaient ; ils lisaient leurs poèmes devant des auditoires choisis. « La poésie a donné cette année, » écrivait naïvement un bel esprit, Pline le Jeune, comme s’il eût parlé de la récolte des figues et des raisins. Ainsi beaucoup d’écrivains et des encouragemens de toute sorte, voilà ce que la littérature trouvait enfin sous l’empire, ce que la république ne lui avait guère donné. D’où vient donc pourtant que cette littérature protégée se mourait si tristement ?

Quand Asinius Pollion, au début de l’empire, voulut établir à Rome la première bibliothèque publique et en faire un véritable musée où les statues des grands écrivains figuraient à côté de leurs chefs-d’œuvre, il s’avisa d’un singulier anachronisme qui témoigne pourtant d’un cœur élevé. Il voulut placer la pensée dans un temple, sous la garde d’une divinité ; il ne choisit pou elle ni le temple de Jupiter, ni celui de la Fortune : il l’installa dans l’atrium de la Liberté.


EUGENE DESPOIS.