Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/797

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’appliquaient au poète de ce nom. Même entre ceux qui de loin semblent avoir été amis, l’intimité était peut-être beaucoup moins réelle qu’on ne la suppose. Horace adresse une ode assez longue à Virgile, et il n’y est pas fait la moindre allusion à l’Enéide, commencée depuis bien des années. Ce même Horace est entièrement oublié par un homme d’esprit qui écrit, quelques années après, l’histoire de Rome : Velleius Paterculus cite comme les trois plus grands poètes du temps Virgile, Tibulle, Ovide ; pas un mot d’Horace. Les relations suivies des écrivains, ou du moins la notoriété qui les empêche de s’ignorer entre eux, ce sont là des choses essentiellement modernes : la république des lettres est une institution d’hier.

En outre, le caractère que prenait la poésie sous Auguste contribuait encore à diminuer son influence en la rendant peu accessible à la foule. Ce n’était pas seulement parce que les comédies de Plaute étaient récitées au théâtre que tous pouvaient s’y intéresser ; c’était aussi parce que chacun pouvait les comprendre. La poésie de Virgile et d’Horace, déjà bien délicate pour le plus grand nombre, était encore une poésie savante : l’Enéide préoccupait les archéologues autant que les poètes. Et quant à Horace, M. Sainte-Beuve remarque avec raison qu’il semble avoir été beaucoup moins lu à Rome que dans les temps modernes. Toute cette poésie est aristocratique et faite pour peu de gens.

C’est pour cela que les écrivains sous Auguste ont joui d’une véritable liberté au milieu de l’asservissement universel. On se taisait au Forum, on parlait dans les livres, et on y faisait impunément l’éloge des meurtriers de César. Pourquoi cette licence qui parfois nous étonne ? C’est qu’elle était sans danger, parce que les livres étaient sans retentissement. L’indignation de Tacite racontant les poursuites exercées sous Tibère contre un historien qui exaltait Brutus et Cassius et les appelait les derniers des Romains, son étonnement même à ce sujet nous paraît étrange, et nous sommes tenté de trouver que Tibère n’avait pas absolument tort de ne pas souffrir l’apologie d’un fait encore récent et qui pouvait se renouveler contre lui-même ; mais la surprise même de Tacite nous prouve qu’on n’attribuait à aucun degré dans l’antiquité aux livres l’influence qu’on leur reconnaît dans les temps modernes. Ces suppressions de livres qui le révoltent étaient en effet un véritable luxe de tyrannie ; ce luxe, Auguste se l’était interdit sans compromettre le moins du monde sa sécurité[1]. Cette indifférence intelligente servit

  1. Il ne faudrait pas exagérer cependant la mansuétude d’Auguste sur ce point. Voyez un intéressant passage de l’ouvrage de M. Egger, Examen des historiens d’Auguste, ch. II.