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poète proclamât Octave un dieu ; l’unique bienfait du prince était pourtant de ne l’avoir dépouillé que provisoirement. De retour dans son domaine, Virgile faillit être tué par le nouveau propriétaire, qui ne voulait point s’en dessaisir, et il fallut que le dieu mal obéi intervînt une seconde fois pour maintenir cette restitution. Plus tard, nous voyons Virgile passer presque tout son temps loin de Rome, près de Naples ! Une tradition affirme pourtant que, dans les dernières années de sa vie, il lut devant Auguste trois chants de son Enéide, et qu’Octavie, en entendant les vers où est déplorée la mort de son fils Marcellus, s’évanouit. On a bien soin d’ajouter qu’elle fit compter au poète 10,000 sesterces pour chacun des vers de ce passage. L’anecdote a été répétée à outrance, et devait l’être ; mais je me méfie un peu des traditions de ce genre, vigoureusement accréditées par les poètes mendians, tels que Martial[1]. Encore Martial ne mentionne-t-il que les bienfaits de Mécène, recette infaillible, selon lui, pour faire surgir un grand poète[2]. Quoi qu’il en soit, le seul bienfait d’Auguste bien constaté consiste à avoir rendu à Virgile ce qu’il lui avait pris. Sauf un vers assez vague d’Horace sur les bienfaits que Virgile et Varius auraient reçus du prince, les anciens ne fournissent pas d’autres détails à cet égard, ce qui n’empêche pas M. Sainte-Beuve de déclarer que Virgile « vécut comblé des faveurs d’Auguste. » A moins que le savant critique ne se soit procuré des documens inédits, nous nous obstinons à croire qu’il n’en sait guère plus long que nous sur ce point.

Nous avons en effet très peu de détails biographiques sur Virgile. Nous en avons davantage sur Horace, et ils nous sont fournis par ses poésies, qui, par leur nature presque toujours personnelle, nous instruisent de ses goûts, de ses amitiés, de ses habitudes. Nous le voyons dans une sorte d’intimité avec Mécène, moindre cependant qu’on ne se la figure d’après nos habitudes modernes, et dont on a dénaturé le caractère. Horace, comme presque tous les Romains de condition inférieure, avait dû se choisir un patron : c’était Mécène qu’il avait préféré. La coutume avait établi des rapports très rigoureux et un échange déterminé de services entre le client et le patron[3], et Horace, tout en se montrant fort reconnaissant des bienfaits de Mécène, ne semble pas avoir exagéré à son égard les

  1. M. Egger a d’ailleurs prouvé par un passage de Sénèque l’invraisemblance de cette anecdote. — Examen des historiens d’Auguste, p. 168.
  2. Accipeo divitias, et atum maximus esto.
    Si nous en croyons la biographie attribuée à Donat, la fortune de Virgile ne se serait montée qu’à 100,000 sesterces, ce qui prouverait qu’il ne fut pas aussi comblé que le prétend M. Sainte-Beuve.
  3. Virgile, dans sa description des enfers, met au nombre des plus grands crimes celui d’avoir trompé son client, aut fraus innexa clienti.