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Je ne vois pas qu’on ait jamais songé à se demander d’où sortaient les deux poètes, et pourquoi ils se seraient intéressés à la république romaine. Envers elle, leurs traditions de famille ne pouvaient leur léguer que des haines. Horace était fils d’un esclave, d’origine ; grecque, à ce qu’on croit, et on le supposerait volontiers à voir la tendresse avec laquelle il parle toujours des Grecs et la façon désobligeante et dédaigneuse dont il s’exprime sur le compte du peuple romain. Virgile était né également hors de la tradition romaine, hors de la cité. Quand il vint au monde, la Gaule cisalpine était encore sujette, et elle ne reçut le droit de cité que vingt et un ans après la naissance du poète[1]. Si l’on peut saisir dans ses poèmes un accent sincère de patriotisme, c’est pour le sol natal, et quand il dépeint l’élysée, ce n’est pas le Tibre qu’il y fait couler pour en arroser les verdoyantes prairies : c’est le Pô, auprès duquel s’était passée son enfance. Sa patrie, c’est Mantoue ; c’est elle que, dans des vers d’une grâce pénétrante, il promet d’immortaliser. Quant à cette Rome impérieuse, qu’il admirait sans doute, pouvait-il l’aimer, dans son passé du moins, lorsqu’il se rappelait quel joug impitoyable elle avait fait peser sur son pays natal ? Il fut généreux à Horace et à Virgile de ne pas s’associer, tout d’abord à l’avilissement de Rome sous l’empire, à cette première revanche de l’univers vaincu. Horace, âgé de vingt-trois ans, étudiant à Athènes, s’enrôle dans l’armée de Brutus, qui donna au fils de l’esclave Horatius le titre et les fonctions de tribun des soldats. Quant à Virgile, il semble au moins n’avoir pas fait des vœux bien vifs pour le triomphe d’Octave, puisque la victoire du triumvir est immédiatement suivie de la ruine du poète. « Rentré à Rome, dit M. Sainte-Beuve, Octave livre pour ainsi dire l’Italie entière en partage et en proie à ses vétérans. Dans cette dépossession soudaine et violente, et qui atteignit aussi les poètes Tibulle et Properce dans leur patrimoine, Virgile perdit le champ paternel. » Le père de Properce même fut mis à mort ; mais Properce n’en garda pas la moindre rancune à Octave. Ainsi c’est par là que, s’annoncent les bontés d’Auguste à l’égard des gens de lettres ; il n’y a pas un seul écrivain connu de cette époque à qui son avènement n’ait été fatal.

Cicéron et Cassius de Parme sont égorgés ; Varron, proscrit et forcé de fuir, perd sa bibliothèque et ses manuscrits ; Tibulle, Properce, Virgile, sont dépouillés. Quant au pauvre Horace, il n’avait guère à perdre que la vie, et peut-être s’était-il un peu trop hâté de la mettre en sûreté. À l’égard de quelques-uns, ces violences furent réparées sans doute. Pollion ou Mécène fit rendre à Virgile le champ qu’on lui avait pris. Il n’en fallut pas davantage pour que le

  1. Virgile était né en 70 avant Jésus-Christ. — La Gaule Cisalpine fut libre en 49.