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gues, les affaires, les tracas, tout ce qui l’enlevait à son art et l’arrachait à sa solitude, il était facile à conduire, comme le sont les hommes forts, pour peu qu’on y mît de l’adresse et de l’affection. Se précipitant au milieu des difficultés par emportement, ou quand il y voyait quelque devoir, il était prompt à s’en retirer dès que sa colère était tombée ou qu’il se croyait délié. Sur ce point, le jugement de Condivi est d’accord avec celui du gonfalonier. « Comme il arrive, dit-il, à ceux qui s’adonnent à la vie contemplative, il était timide, sauf lorsqu’il avait un juste sujet d’indignation et qu’on faisait tort ou injure à lui ou aux autres. Alors il avait plus de courage que ceux qui sont tenus pour courageux. Dans les circonstances ordinaires, il était très patient. »

Condivi nous a conservé de la première entrevue de Michel-Ange et de Jules après cette querelle un récit plein de vie et qui peint les personnages et le temps.


« Michel-Ange, étant arrivé le matin à Bologne, alla à San-Petronio pour entendre la messe. Il y rencontra des palefreniers du pape, qui le reconnurent et le conduisirent devant sa sainteté. Le pape était à table dans le palais des Seize. Lorsqu’il le vit en sa présence, il lui dit avec un visage indigné : « Tu avais à venir nous trouver, et tu as attendu que nous allassions te chercher... » Michel-Ange plia le genou, et, ayant élevé la voix, s’excusa, expliquant qu’il n’avait pas agi avec méchanceté, mais par indignation, et qu’il n’avait pu supporter d’être chassé comme il l’avait été. Le pape se tenait la tête baissée sans rien répondre, et paraissait tout troublé. Alors un évêque, chargé par Soderini d’excuser Michel-Ange et de le présenter, s’interposa et dit : « Que votre sainteté lui pardonne! il a péché par ignorance. Ces peintres sont tous ainsi. » Le pape indigné lui répondit : « Tu dis des sottises que je ne dis pas, moi. C’est toi qui es l’ignorant. Tu l’insultes. Va-t’en au diable. » Et comme il ne s’en allait pas,. il fut mis dehors par les domestiques à renfort de grands coups de poing[1]. Le pape, ayant ainsi déchargé sur l’évêque la plus grande partie de sa colère, fit approcher Michel-Ange, lui pardonna, lui donna sa bénédiction, et lui enjoignit de ne pas quitter Bologne avant d’avoir reçu ses ordres. Au bout de peu de temps, il le fit venir et lui demanda sa statue, qu’il voulait mettre sur le frontispice de San-Petronio. »


Michel-Ange termina en seize mois cette statue, qui était plus de trois fois grande comme nature. Le pape, avant son départ, vint en voir le modèle, et le sculpteur, embarrassé de savoir ce qu’il mettrait dans la main gauche, lui demanda s’il voulait qu’il y plaçât un livre. « Comment un livre? répondit Jules. Une épée ! Je ne suis pas un lettré, moi. » Et, plaisantant sur le mouvement hardi du bras droit, il lui dit en souriant : «Ta statue donne-t-elle la bénédiction ou la malédiction? — Saint-père, elle menace ce peuple pour le cas où il ne serait pas sage. » Cette statue fut placée au-dessus de la grande porte de San-Petronio le 21 février 1508 ; elle y resta jusqu’en 1511, époque à laquelle, les Bentivoglio étant ren-

  1. D’autres disent que le pape le frappa lui-même.