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le début, le scepticisme apparaît ; on trouve même dans les fragmens des tragiques et des comiques des plaisanteries sur les aruspices, plaisanteries assez étonnantes, quand on songe que, la religion étant à Rome fort intimement liée au pouvoir civil, c’était précisément les augures qu’il s’agissait de faire respecter autant pour le moins que Jupiter lui-même. Ce dieu joue d’ailleurs un rôle un peu risqué dans l’Amphitryon de Plaute. Et qu’on ne dise pas qu’on trouve dans Aristophane l’équivalent de ces impiétés : Aristophane arrivait à la fin de la poésie grecque, Plaute au début de celle de Rome. Athènes avait la philosophie de Socrate et de Platon à substituer au paganisme défaillant ; Rome chassait alors les philosophes. Tolérante pour l’incrédulité brutale, elle ne s’effrayait que de la raison. Après Lucrèce, tout fut perdu. Alors, selon l’usage, quand la religion ne fut plus dans les âmes, la religiosité s’étala dans les œuvres poétiques. Ce ne fut plus que de la mythologie telle que la traitèrent nos poètes français, ornement littéraire, machine épique, décors de théâtre qui ne faisaient illusion à personne, Quand Virgile, le plus religieux des poètes romains, décrivait l’enfer païen, il oubliait qu’il avait fait ailleurs un devoir au sage de mettre sous ses pieds les vaines terreurs de l’autre monde.

Ce que l’on conçoit plus difficilement que cette absence de toute inspiration religieuse, c’est que cette Rome, qui avait au moins un patriotisme ardent et farouche, n’ait laissé aucun hymne national, nulle poésie tout à la fois élevée et populaire. Nous avons plusieurs des marseillaises de la Grèce, car les Perses d’Eschyle, qu’est-ce autre chose qu’une marseillaise dramatique ? Nul de ces Romains qui se dévouaient pour repousser Annibal n’a-t-il pu retrouver dans son cœur quelque chose de cet enthousiasme d’Eschyle chantant à sa patrie les victoires auxquelles il s’était associé, et recueillant dans son triomphe au théâtre une double part de gloire, comme citoyen et comme poète ? A défaut d’une telle œuvre, Rome militaire a-t-elle laissé quelque hymne comme ceux de Tyrtée et de Callinus ? moins que cela encore, quelque chant de soldat, grossier, vulgaire de style, mais héroïque d’accent, comme chez nous la chanson de la 32° demi-brigade de l’armée d’Italie ? Non, le légionnaire romain, ferme et discipliné, frappait et tombait en silence. La seule occasion où il s’avise de chanter, c’est dans les triomphes, en escortant au Capitole le consul vainqueur, et ces chansons, dont nous avons quelques débris, ce n’est point le cri de l’enthousiasme, ce sont des railleries du soldat contre son général, railleries qu’on tolère en ce jour de fête, liberté d’un jour, liberté d’esclave qui, pendant les trois jours des saturnales, s’émancipe par permission. Autant eût valu rester muet.