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il y en a même dans Chapelain. Ennius, qui savait trois langues, se vantait d’avoir ainsi trois âmes : c’était le symbole de sa nationalité indécise et partagée. Les poètes grecs n’avaient qu’une âme, et elle était à leur patrie.

En outre, le pythagoricien Ennius, qui se flattait d’avoir été Homère dans une existence antérieure et s’imaginait le rendre aux Latins, n’avait pu garder la naïveté du poète grec. Quoiqu’il fût un des premiers en date des poètes de Rome, ce n’était déjà plus un poète primitif : c’était un littérateur, un homme instruit, traduisant, imitant. Ce fut là en effet un autre malheur de la poésie romaine, dû à son origine : elle débuta par des traductions, et se vit condamnée à ce qu’on a appelé l’imitation originale. Il était assez naturel en effet que des écrivains venus de l’étranger apportassent avec eux les chefs-d’œuvre qu’ils connaissaient déjà. Et ce qu’il y eut de plus grave, c’est qu’au moment où la poésie latine s’habituait à se passer d’invention en s’essayant aux imitations de la Grèce, la Grèce asservie en était à sa période de décadence poétique, substituant le travail ingénieux de la forme à l’inspiration qui lui manquait, ou traitant de ces sujets insignifians qui ne sauraient effaroucher le pouvoir, mais qui n’en sont pas moins une dépravation des mœurs ou une corruption du goût. Dès le commencement de la littérature latine, nous voyons apparaître des imitations de ces tristes ouvrages. L’Homère des Latins traduit d’un Alexandrin un de ces poèmes qui dénoncent presque toujours une époque stérile pour la poésie, un poème sur la gastronomie. Voilà une des fleurs de la poésie latine à son printemps ! Quand la pensée de la Grèce se reportait aux temps héroïques de la poésie nationale, elle y retrouvait un Orphée, plus prêtre encore que poète, beau comme un fils des dieux, doué d’une mystérieuse influence et qui lui survécut, car c’était une chose avérée que les rossignols habitans du bois qui entourait sa sépulture chantaient infiniment mieux que les rossignols des autres cantons. — À son début poétique, ce n’est pas un Orphée que rencontre Rome, c’est un Berchoux !

Au reste, Ennius était si loin de reproduire cet idéal sacré des Linus et des Orphée, qu’il traduisit également un ouvrage d’Évhémère, œuvre de négation audacieuse qui ruinait la religion païenne et détrônait les dieux. Il anticipait ainsi sur Lucrèce. C’était tarir d’avance, autant qu’il était en lui, une des sources possibles de poésie. On ne peut nier que la religion romaine, surtout la religion vraiment indigène et primitive, si elle n’avait ni l’élévation ni la grâce de la religion grecque, avait au moins un caractère rude et fort qui eût pu inspirer les poètes ; ceci resta stérile. Rome ne nous a pas laissé une seule œuvre d’inspiration vraiment religieuse : dès