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des écoles semées dans les provinces et par le prestige plus étendu de la grandeur romaine. Mais ce fait apparaît au début même de la littérature latine ; ses premiers écrivains sont presque tous des étrangers, moins que des étrangers même : quelques-uns sont des esclaves. Des trois grands poètes comiques, la gloire la moins contestable de cette première époque, deux sont esclaves, Térence et Cécilius ; le troisième, Plaute, fut réduit à peu près au même sort par la misère : pendant trois ans, il fut contraint pour vivre de tourner la meule d’un moulin à farine. Chez un peuple déjà peu disposé à apprécier les œuvres de l’esprit, on comprend combien la misérable condition des plus anciens poètes dut fortifier le préjugé hostile aux lettres, et diminuer tout à la fois et leur considération personnelle et l’estime qu’on pouvait faire de leur art. À Athènes, les poètes dramatiques, citoyens parmi leurs égaux et revêtus souvent de fonctions publiques, venaient, dans des cérémonies patriotiques et religieuses, concourir aux splendeurs de la patrie devant un peuple dont le théâtre était une des institutions. Ce peuple, fort irrévérencieux à l’égard de bien des choses, conserva toujours le respect de l’art, le culte du beau. Aussi le génie du poète se ressentait de sa dignité personnelle : le plus effréné railleur, fût-ce même Aristophane, retrouvait par intervalles l’accent grave et fier de l’homme libre, et l’idéal apparaissait au milieu de ses bouffonneries les plus effrontées. À Rome, où la comédie seule pouvait toucher la fibre populaire, rien ne relevait aux yeux du peuple les poètes qui se consacraient à ses plaisirs : doublement en dehors de la cité, ils étaient d’abord suspects comme étrangers. Chez les Romains, le même mot servait primitivement à exprimer deux idées, chez nous différentes, au moins pour les hommes éclairés, l’ennemi et l’étranger, hostis. En outre, par leur qualité d’esclaves ou d’affranchis, ils étaient au-dessous du dernier plébéien, et l’on sait ce que le plébéien était à Rome, et de quelle liberté il y jouissait. Pour obtenir quelque sécurité pour sa personne et pour le peu qu’il pouvait posséder, il n’avait qu’une ressource, s’attacher à un grand, devenir son client, vivre dans une sorte de domesticité : ainsi firent les poètes, même ceux qui étaient nés libres comme Ennius. Ce sont ces traditions de patronage que notre littérature a pieusement recueillies ; quand on se vantait d’appartenir à M. le cardinal ou à M. le surintendant, c’était encore de l’imitation littéraire, souvenir des grands modèles, respect de la tradition. Nous nous sommes en bien des choses beaucoup trop souvenus des Romains. Boileau lui-même, qui avait en lui toute l’étoffe d’un caractère indépendant, ne se fût peut-être pas permis certaines flatteries un peu fortes sans l’exemple et l’autorité d’Horace ; mais le pauvre Horace, enchaîné