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l’histoire de la musique, qu’ils savent avoir vécu plus d’une semaine. Le public en Allemagne n’est pas moins instruit que les artistes sur les questions et les faits importans qui touchent à l’art musical, et on n’y trouverait pas, comme il y en a tant en France, de grands esprits, d’illustres écrivains, parfaitement insensibles aux beautés d’un art si puissant, et tirant vanité d’une inaptitude dont rougissait le grand Goethe. Tous les grands poètes et philosophes de l’Allemagne ont aimé et compris la musique. On ne pourrait pas en dire autant des poètes français les plus éminens. J’ai entendu dire à un auteur célèbre, à l’un des esprits les plus hardis et les plus puissans de l’école de la restauration, qu’il ne comprenait rien au bruit sonore que faisait devant lui un virtuose incomparable. Ce virtuose était M. Liszt.

Ce n’est pas un artiste ordinaire que M. Liszt. Sans parler de son admirable talent de pianiste exécutant qui a été apprécié par l’Europe entière, M. Liszt possède une organisation d’élite, une intelligence vive, ouverte aux quatre coins de l’horizon, et des aspirations d’un ordre supérieur. La nature a donc beaucoup fait pour lui ; mais parmi les dons divers dont elle l’a comblé, elle n’y a pas mis le don suprême de la création. M. Liszt serait l’homme le plus heureux du monde s’il avait pu se contenter de son sort, s’il n’avait une ambition très disproportionnée avec la force de son génie, et dont la tension perpétuelle trouble toute l’économie de ses belles facultés. Enfant miraculeux, M. Liszt s’est d’abord laissé traiter de petit Mozart par les aimables dévotes de la restauration, qui baisaient à l’envi son front prédestiné, où elles croyaient voir luire l’auréole des bienheureux. Jeune homme à la taille cambrée et aux cheveux flottans, il est tombé dans un monde de femmes fortes, d’artistes, de philosophes et de comédiens ambulans avec lesquels il a couru les grands chemins, improvisant sur les pianos d’auberge et sur les orgues de village, se donnant partout en spectacle et posant en tout lieu en martyr de l’idéal. Lorsque cette phase de faux romanesque, de jeux d’amour et de hasard, fut terminée, M. Liszt monta sur ses grands chevaux de bataille et parcourut le monde en virtuose triomphant, encourageant les faibles, contenant les forts, donnant sa main à baiser aux populations émues et visant toujours à jouer un rôle qui répondît aux illusions qu’il s’était faites de sa destinée. Mais la vie de virtuose errant ne peut avoir qu’un temps. La curiosité du public s’émousse, et pour exciter toujours de nouveaux transports, il faut posséder un génie fécond et la figure satanique d’un Paganini. M. Liszt comprit qu’il lui fallait prendre un parti et se retirer de la lice bruyante des combats individuels. Il fut nommé maître de chapelle de la cour de Saxe-Weimar à la place de Hummel, je crois, qui venait de mourir. Placé dans un centre aussi brillant, dans une ville où Goethe avait régné et gouverné pendant cinquante ans le mouvement littéraire de l’Allemagne, il était difficile que M. Liszt consentît à se renfermer dans les fonctions qui lui étaient assignées, et qu’il n’essayât pas de se lancer dans quelque entreprise hasardeuse où il pût faire beaucoup de bruit, si ce n’est beaucoup de bien. C’est précisément ce qui est arrivé.

M. Liszt se fit d’abord le promoteur d’une nouvelle école en musique, d’une école dont le point de départ est dans quelques étrangetés des dernières compositions de Beethoven. On pourrait définir l’école de M. Liszt et compagnie : l’indéfini dans la forme, le vague perpétuel, une aspiration