Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/73

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ministration des beaux-arts. Les noms des membres de la commission chargée d’examiner tout ce qui avait rapport au David nous ont été conservés. Ce sont ceux des plus illustres artistes de ce temps : Léonard de Vinci, Pérugin, Filippino Lippi, Ghirlandajo. On n’aperçoit nulle trace d’intervention de la part d’une autorité incompétente, et comme les avis étaient partagés, que les uns voulaient qu’on mît le David sous la Loggia dei Lanzi, les autres à la place qu’il occupe aujourd’hui, à gauche de la porte d’entrée du Palais-Vieux, on fit venir Michel-Ange sur la proposition de Lippi, afin qu’il dît ce qui lui en semblait, « étant celui qui avait fait la statue.» Le gonfalonier Soderini étant venu le voir travailler pendant qu’il faisait quelques retouches et s’étant avisé de critiquer le nez du David, qu’il trouvait trop gros, l’artiste se permit de le railler cruellement. Il monta sur son échafaud, après avoir ramassé un peu de poussière de marbre, qu’il laissa tomber sur son critique pendant qu’il faisait semblant de corriger le nez avec son ciseau ; puis, se retournant vers le gonfalonier, il lui dit : « Eh bien! qu’en pensez-vous maintenant? — Admirable! répondit Soderini, vous lui avez donné la vie. » Michel-Ange descendit de l’échafaud en riant de ce magistrat, « semblable à tant d’autres doctes connaisseurs qui parlent sans savoir ce qu’ils disent. »

C’est entre 1502 et 1504, et afin de ne pas abandonner tout à fait la peinture, que Michel-Ange peignit a tempera la célèbre Vierge de la Tribune de Florence. De tous les tableaux de chevalet attribués à Michel-Ange, celui-ci est le seul dont l’authenticité n’ait jamais été mise en doute. Les Parques du palais Pitti, qui ont longtemps passé pour être de sa main, et dont l’inspiration, l’ordonnance, le dessin lui appartiennent certainement, sont attribuées aujourd’hui avec vraisemblance à Bosso le Florentin. La Vierge de la Tribune a été souvent gravée; elle est connue de tout le monde, et je ne la décrirai pas. L’aspect en est dur et heurté, et malgré des qualités de premier ordre ce tableau ne séduit pas. Michel-Ange était gêné dans un cadre aussi restreint : il lui fallait de grands espaces où il pût donner carrière aux audaces de son imagination. Comme peintre, il ne devait montrer toute sa puissance que sur les voûtes gigantesques de la Sixtine, et je crois qu’il eût volontiers dit de toute peinture de chevalet le mot qu’on lui attribue sur la peinture à l’huile : « Qu’elle était bonne pour les femmes. » On lui a beaucoup reproché d’avoir contribué, en introduisant des figures nues dans le fond de ses tableaux, à dénaturer le caractère de la peinture religieuse. Il est incontestable qu’il avait rompu dès lors et qu’il devait rompre bien plus encore par la suite avec les traditions de la peinture liturgique du moyen âge et des premiers temps de la renaissance. Il faut d’ailleurs remarquer qu’avant lui Lucca Signorelli en avait fait autant, comme on peut le voir dans la Madone de la galerie des Offices, et bien mieux encore dans ses admirables fresques du dôme d’Orvieto[1].

  1. Vasari rapporte à propos de ce tableau une anecdote renouvelée de Tarquin et des livres de la sibylle, qui montre avec quelle raideur Michel-Ange défendait la dignité de sa profession. Il l’avait exécuté pour un riche amateur de ses amis, Agnolo Doni. Il le lui envoya avec un billet dans lequel il lui demandait soixante-dix ducats pour le prix de son ouvrage. Agnolo, homme économe, trouva la somme un peu forte, et donna quarante ducats au porteur, en disant qu’il jugeait ce prix raisonnable. Michel-Ange les lui renvoya aussitôt, et, pour le punir, réclama cent ducats ou son tableau. Agnolo répondit alors qu’il paierait les soixante-dix ducats; mais Michel-Ange, irrité, finit par doubler la somme offerte et exigea cent quarante ducats.