Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/727

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

roi, imitant ses ancêtres, montât à cheval, prît l’épée de justice, fît en personne sa royale chevauchée contre les petits rois de province. Quoi de meilleur, pour ouvrir cette grande scène de jugement, que de frapper d’abord dans son palais, chez lui, sur ses amis, sur cette cour flatteuse et moqueuse, sur le brouillon perfide qui s’était joué du roi même ?

La cour, contre Molière, admira don Juan, le trouva parfait gentilhomme. Il ment, il trompe, désespère celles qui l’aiment : à merveille ; les larmes, c’est l’aveu du succès. Il bat celui qui lui sauve la vie… Mais c’est un paysan, on rit. Il est brave, c’est l’essentiel, cela rachète tout, brave contre l’enfer même, et l’enfer a beau l’engloutir, il n’est pas humilié. Donc nul effet moral. Molière semblait manquer son coup. Il n’avait pas osé dégrader don Juan. Le roi même ne l’eût pas goûté. Il avait au fond du faible pour la noblesse ; malgré Colbert, il fit toute sa maison d’officiers nobles. Le don Juan escroc (du Bourgeois gentilhomme), le don Juan espion comme avait été Vardes, auraient indisposé le roi contre la pièce. Molière, frappant moins fort, alla bien mieux au but. L’intérêt que la cour montra pour don Juan ne pouvait qu’irriter le roi, et sa justice n’en fut que plus sévère.

Le 30 mars, la main du commandeur, cette main de pierre qui avait muré, scellé Fouquet dans le tombeau, serra Vardes, l’enleva à deux cents lieues, le plongea au plus bas cachot d’une citadelle. Olympe fut chassée de Paris ; on ferma son salon d’intrigante et d’entremetteuse. Vardes resta là dix-huit mois, et n’en sortit que pour pourrir vingt ans à Aigues-Mortes, vieux petit port fiévreux. Il ne s’en tira pas tant que vécut Colbert. Pour en sortir, il fit d’incroyables efforts et les dernières lâchetés. Ce qui le peint au vif, c’est qu’ayant enfin obtenu sa grâce, pour être souffert à Versailles, il eut le tact de se faire mépriser. Il vint sous les habits du temps où il avait quitté la cour. On rit, le roi aussi, et il fut désarmé. « Sire, dit le vieux bouffon, quand on déplaît à votre majesté, on n’est pas malheureux seulement, mais ridicule, » Voilà ce qui manque au don Juan de Molière pour être vrai et historique, la bassesse, la lâcheté. Les instructions de Colbert sur les poursuites à faire contre les tyrans de province, ses enquêtes, nous en apprennent bien plus. Là, don Juan, c’est le mangeur universel du bien public, voleur hardi sur ses vassaux, apparenté aux juges et spéculant sur les procès.

Vers cette époque, chacun voyait venir la guerre, et la cour s’en réjouissait. Deux hommes seuls à ce moment, les plus grands à coup sûr, Colbert, Molière, s’attristent. Colbert adresse au roi ses premières plaintes sur l’excès des dépenses. Il s’effraie de l’extension