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possédait toutes les qualités d’un protecteur éclairé des arts et celles aussi qui pouvaient rendre sa domination légère à ses concitoyens. Riche, généreux, d’un esprit sagace et conciliant, amateur passionné de toutes les œuvres de l’esprit, connaissant l’antiquité et protégeant la littérature nouvelle, entouré d’artistes, de poètes, de philosophes, d’érudits, savant, philosophe et poète lui-même, il régnait sur un peuple épris de toute beauté plus par la séduction que par la tyrannie. Les Florentins l’aimaient, et à la veille de perdre leur liberté, l’ayant déjà perdue, ils ne sentaient pas les chaînes dont ils se laissaient lier. Laurent avait pressenti le génie de l’élève de Ghirlandajo; il voulut l’avoir dans sa maison, il l’admit à sa table, et le donna pour compagnon à ses fils, lui allouant cinq ducats par mois, que Michel-Ange employait à secourir son père.

Michel-Ange ne quitta plus Laurent jusqu’à sa mort. Ce fut pendant ces trois années de tranquillité passées dans l’intimité des hommes les plus lettrés de ce siècle, entre Politien, Pic de La Mirandole et le platonicien Marsilio Ficino, que son esprit se développa, se mûrit, acquit tant d’ampleur et de sûreté. Politien en particulier l’avait pris en grande amitié. C’est par son conseil qu’il sculpta le bas-relief des Centaures et la gracieuse Vierge[1], dans laquelle il chercha, selon Vasari, à imiter le style de Donatello. Il passa plusieurs mois à copier les fresques de Masaccio dans l’église del Carmine. Il étudiait vers le même temps l’anatomie dans l’hôpital de Santo-Spirito, et faisait un Christ de bois pour le prieur, qui lui en avait facilité l’entrée. Il continuait ses études d’après l’antique dans les jardins de Saint-Marc, dont Laurent lui avait donné une clé. Ses progrès étaient tels qu’ils excitèrent bien souvent la jalousie de ses camarades et lui valurent en particulier ce coup de poing de Torrignano, qui lui fracassa le nez, et contribua à donner à son visage, déjà très accentué, l’expression rude et presque sauvage qu’on lui connaît.

Laurent mourut en 1492. Michel-Ange perdait en lui plus qu’un protecteur. Condivi dit que « il éprouva un si grand chagrin de cette mort qu’il resta plusieurs jours sans pouvoir rien faire. » Sa longue carrière montrera plus d’une fois quel souvenir attendri et pieux il garda pour ce nom de Médicis, et dans quelles alternatives difficiles le mirent sa reconnaissance et ses convictions républicaines. Dans de pareilles circonstances, il est sans doute utile et commode de s’attacher sans réserve ou de suivre ses propres opinions sans tenir aucun compte des sentimens du cœur. La juste mesure entre l’ingratitude et la servilité n’est pas facile à garder. A cet égard, dans les circonstances les plus périlleuses, Michel-Ange ne faillit jamais : il ne fut ni ingrat ni servile, et ce grand trait de son caractère mérite d’être aussi soigneusement remarqué que son génie.

Étant retourné chez son père, il fit un Hercule de marbre de quatre brasses de hauteur, qui fut plus tard acheté, avec d’autres ouvrages d’art, par Giovan Battista della Palla pour le compte de François Ier, et envoyé

  1. Ces deux ouvrages si intéressans par la date font partie de la belle collection réunie par Léonard, neveu de Michel-Ange, conservée et sans cesse augmentée par les héritiers. Elle vient d’être léguée à la ville de Florence par le comte Cosme Buonarotti, mort récemment.