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déteste ces « théories de droit qui renfermaient des maximes d’absolutisme pur fondées sur la délégation de la souveraineté populaire, » car le résultat de ces maximes et du pouvoir sans frein, sans contrôle et sans limites qu’elles consacraient, amena la dislocation de l’empire sous Gallien, et ce « chaos effroyable que présentait sur une immense surface le sol de l’empire, si soigneusement nivelé par la politique des césars. »

Pour bien faire apprécier l’action du christianisme sur la société païenne, il fallait montrer où en était le paganisme, avec toutes ses confusions et ses incertitudes, entre le vieux culte romain, les fables riantes de la Grèce et le mysticisme de l’Orient. « Dans cet éclectisme, dit très bien M. de Broglie, dans ce confluent, pour ainsi parler, de toutes les religions, les diverses dispositions de l’âme se trouvèrent d’abord à l’aise. Nulle gêne ne pesait sur les actions, nulle croyance bien définie ne s’imposait inflexiblement aux esprits. Dans ce nombre infini de traditions qui changeaient de lieu en lieu, de poète en poète, personne ne serait venu à bout de tout croire, mais personne n’avait la mauvaise grâce de tout nier ; on prenait, on laissait, on priait les dieux, on les raillait à son gré, suivant l’humeur ou l’intérêt du jour. Assez de foi demeurait pour appuyer un peu dans ses défaillances la vacillante raison humaine, pas assez pour l’assujettir à une règle et la faire marcher dans une voie droite : situation merveilleusement appropriée à une race amollie, qui n’avait ni l’énergie d’une foi vive, ni la hardiesse d’un doute raisonné. » il y a dans cette peinture de la finesse et de la force.

Évidemment le monde ne pouvait en rester là ; le stoïcisme, que M. de Broglie juge avec un peu de sévérité, était une philosophie sublime, mais incomplète, et ne pouvait, comme il le dit avec raison, devenir la religion du grand nombre. C’est en présence de ces doctrines confuses, insuffisantes, incertaines, que le christianisme vint proclamer la sienne ; c’est dans cette société avilie, décomposée, envahie, périssant par son principe, qu’une société nouvelle, l’église, se forma pendant trois siècles d’oppression et de persécution. Le premier rapport de l’église et de l’empire fut celui-ci : l’empire s’efforça d’étouffer l’église ; l’église se mit à vivre et à croître malgré l’empire. Il n’y a rien de plus héroïque dans l’histoire que cette lutte sans combat, cette protestation sans violence, ces milliers d’êtres humains qui meurent avec joie dans les supplices parce qu’ils veulent adorer leur Dieu et ne veulent pas adorer leur empereur. L’indépendance de la pensée, la dignité de l’âme humaine, n’ont jamais été représentées plus admirablement que les martyrs. À Rome, où j’écris, quand je veux retrouver les souvenirs de la liberté, je ne vais pas les chercher au Forum, d’où