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fédérale se trouve sur les bords de l’Ohio et se rapproche continuellement de l’ouest. En même temps le commerce, l’industrie, la richesse, se déroulent, comme la population, le long des rives de l’Ohio, vers ce point de croisement où l’Ohio, le Missouri et le Haut-Mississipi viennent se rencontrer, et vers lequel les grands lacs du Canada, véritable Méditerranée de l’Amérique du Nord, projettent comme un golfe les eaux du Michigan. Aujourd’hui la population de la plaine du Mississipi est de quatorze millions d’habitans ; en 1900, elle sera de cinquante millions. Peut-on fixer des limites aux progrès fabuleux de l’Amérique du Nord alors qu’on y voit pousser les hommes, comme si un nouveau Deucalion y semait les os de sa mère, par mille et par millions, alors que la solitude d’hier devient la cité d’aujourd’hui, et que le silence morne du désert fait soudain place au mugissement de la vapeur et au roulement des chars ? Il me semble voir dans le Mississipi comme un grand chêne dont chaque branche portera son peuple toujours en mouvement ; j’entends bruire dans ses rameaux comme un tumulte de nations futures.

Les cours d’eau n’ont plus aujourd’hui leur antique importance, car ils ne sont plus les seules voies de communication entre les peuples. Aucun fleuve ne sera désormais ce qu’était le Nil pour les Égyptiens, à la fois le père et le dieu, celui qui faisait naître les peuples, les récoltes et la civilisation dans sa vase échauffée par les rayons du soleil. Aucun autre Gange aux ondes sacrées ne coulera désormais sur la terre, car l’homme n’est plus l’esclave de la nature. Il peut se créer des chemins artificiels plus courts et plus rapides que les chemins naturels, et la seconde nature, plus vivante, qu’il se crée par le travail de ses mains, le dispense d’adorer la première nature, qu’il vient d’asservir. Le Mississipi néanmoins sera plus important comme esclave qu’il ne l’aurait jamais été comme dieu. Il apporte sans cesse au sud les produits, les navires, les eaux, les alluvions et le climat du nord ; il sert d’artère centrale à tout cet organisme de montagnes, de vallées et de plaines où vont se parsemer les villes par milliers et les hommes par millions ; comme le sang, il peut aussi recevoir le nom de chair liquide. Il vivifie l’Amérique du Nord par son mouvement, la sculpte par ses érosions, la complète par son delta toujours envahissant. Un jour, il sera le grand travailleur dont l’homme se servira pour tailler une nature à sa guise ; il rongera, les collines, remplira les lacs et jettera des péninsules dans la mer pour obéir à nos ordres. Son éternelle et puissante vie deviendra le complément de la nôtre.


ÉLISÉE RECLUS.