Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/65

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prit, et dans leur succession les modifications naturelles de l’opinion. Un enseignement sévère, une tradition suivie, tout en gênant l’essor de la pensée individuelle, amenait l’art, par des progrès incessans, jusqu’à ses dernières limites. Les Phidias, les Scopas, les Praxitèle, étaient bien moins les chefs des écoles qui portent leurs noms que les représentans les plus illustres des idées qui les caractérisent. De là découle la forme abstraite de l’art grec et sa perfection.

Sous le souffle puissant de la liberté reconquise, l’homme retrouva tous les attributs de la vie personnelle. Les superstitions, les chimères, les terreurs du moyen âge s’évanouirent comme les souvenirs des rêveries stériles d’un sommeil agité. Une lumière éclatante rayonna sur des hommes jeunes, libres et fiers. Chacun s’avança où son goût le portait; les aptitudes les plus diverses se firent jour. Le caractère de l’artiste s’accusa nettement dans son œuvre, qui, devenue plus vivante, acquit en même temps une individualité plus précise, et refléta nettement ses idées propres, ses penchans, ses passions. Ghirlandajo, Léonard de Vinci, Michel-Ange, ont vécu dans la même ville et dans le même temps; mais qui pourrait confondre les plus insignifians de leurs ouvrages? Tout est grand dans cette époque mémorable, les cœurs sont à la hauteur du génie, et dans les circonstances les plus difficiles, au milieu des bouleversemens politiques, on vit rarement ces honnêtes grands hommes céder aux sollicitations de l’intérêt personnel, négliger la dignité de la vie, oublier que le talent n’exempte pas des plus humbles vertus. Tout certes ne fut point parfait dans ce temps, loin de là : si la renaissance eut des héros et des saints, elle eut aussi des Borgia; les plus hautes facultés se rencontrèrent parfois unies à l’infamie et à la lâcheté. Ces alliances monstrueuses qui étonnent et déconcertent la raison, qui scandalisent la conscience, se verront toujours partout où il se trouvera des hommes; mais elles sont alors comparativement rares, et les exemples contraires sont nombreux et éclatans.

S’il est un homme qui représente la renaissance avec plus d’éclat qu’aucun autre de ses contemporains, c’est Michel-Ange. Le caractère est chez lui à l’égal du génie. Sa vie, presque séculaire et prodigieusement active, est sans tache. Quant à l’artiste, on n’ose croire qu’il puisse être surpassé. Il réunit dans sa prodigieuse personnalité les deux facultés maîtresses qui sont en quelque sorte les pôles de la nature humaine, et dont la réunion chez les mêmes individus fit la grandeur souveraine de l’école toscane : l’invention et la raison, une vaste et fougueuse imagination dirigée par une méthode précise, ferme et sûre. De pareils géans, dont l’antiquité eût fait des dieux, sont ainsi jetés de loin en loin dans l’histoire comme des exemples vivans qui montrent à quelle grandeur notre race peut atteindre et jusqu’où l’ambition de l’homme peut prétendre. Pour la critique préoccupée d’expliquer les œuvres de l’artiste par la vie de l’homme, il y a là un sujet d’études qui garderait aujourd’hui encore son à-propos, si même de récentes publications en Angleterre et en Italie n’étaient venues rappeler sur le peintre de la Sixtine et le sculpteur du Moïse l’attention des amis de l’art.