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pour savoir combien il avait fallu de siècles au Mississipi pour déposer cette énorme quantité de boue et d’argile. Malheureusement les données qu’il a pu recueillir lors de son voyage étaient loin d’être complètes. Il suppose que le Mississipi charrie seulement 3 mètres cubes de boue par seconde, tandis qu’il en roule au moins 6 mètres, en admettant que le fleuve tienne en suspension la 3000e partie seulement de son volume en matières terreuses. Peut-être aussi M. Lyell donne-t-il à la plaine qui s’étend de l’embouchure de l’Ohio jusqu’à celle de la Rivière-Rouge une profondeur trop considérable, et, partant de ces évaluations erronées, il trouve que le remplissage du delta a dû employer pour le moins 100,500 années.

L’ingénieur Ellet, qui mieux que personne au monde a étudié le Mississipi, tombe dans l’excès contraire : il trouve que la masse des alluvions aurait pu être déposée dans le court espace de temps de 22,222 ans ; mais cette évaluation trop faible provient de ce qu’il donne aux détritus du delta inférieur une épaisseur moyenne de 45 mètres seulement. Au contraire, tous les sondages attestent que la couche d’alluvions est pour le moins épaisse de 200 mètres ; à cette profondeur, les ingénieurs du puits artésien de la Nouvelle-Orléans n’ont trouvé que de l’argile bleue alternant avec des couches de sable, des troncs d’arbres, des lits de gnathodon cuneatus, coquillages semblables à ceux que l’on trouve en si grande quantité dans les eaux du Lac-Borgne, et rien n’annonçait que la sonde fût sur le point d’atteindre encore le fond solide. De même une ligne tirée de la pointe méridionale de la Floride à l’embouchure du Mississipi, ligne où déjà les atterrissemens sont très considérables, indique une profondeur moyenne de 200 mètres. Ainsi nous pouvons admettre que l’épaisseur totale de la couche d’alluvions du delta inférieur atteint et dépasse probablement 200 mètres : en admettant cette épaisseur pour notre évaluation, nous trouverons que le dépôt des détritus alluvial a nécessité une période de plus de 55,000 ans[1]. De même, en calculant l’ancienneté du corps

  1. La superficie du bas delta est de 35,225 kilomètres carrés. Pour le former, il a donc fallu 7,045,000,000,000 mètres cubes d’alluvions. La plaine de l’Ohio à la Rivière-Rouge s’étend sur une superficie d’environ 70,000 kilomètres carrés. La profondeur des dépôts peut y être évaluée en moyenne à 50 mètres. Pour remplir cette plaine, il a donc fallu 3,500,000,000,000 mètres cubes, ce qui pour la plaine et le delta nous donne un total de 10,545,000,000,000 mètres cubes d’alluvions. Or le fleuve roule en moyenne 18,038 mètres cubes d’eau par seconde, et si les matières terreuses forment, comme le veulent MM. Riddell, Tyler, Ellet et d’autres, la 3,000e partie des eaux du fleuve, le dépôt de boue qui se forme à l’embouchure doit être de 6 mètres cubes par seconde, ou de 191,666,000 mètres cubes par an. À ce taux il a fallu au moins 55,017 années pour que le Mississipi, ce rude travailleur, pût remplir son vaste delta, égal à la cinquième partie de la France en étendue, et jeter dans le golfe du Mexique les bases d’un delta futur.