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embouchure indépendante de la Rivière-Rouge, l’eau salée se prolonge au loin dans l’intérieur des terres sous une épaisse couche de végétation qui prend une consistance terreuse et supporte le poids de troupeaux entiers, qui tiennent paître sur la prairie mouvante. Là, rien n’indique l’existence de la mer, et cependant il suffit au pêcheur de creuser un trou à travers le tapis de racines pour prendre à la ligne les poissons qui pullulent dans ces eaux invisibles.

À mesure que l’on descend la péninsule étroite d’alluvions qui sert de lit au fleuve se rétrécit de plus en plus, et les deux rives deviennent de simples plages marines battues par la vague. Du haut d’un navire, on s’aperçoit facilement qu’on est sur un fleuve d’eau douce coulant en pleine mer, et bientôt la véritable côte, restant de plus en plus à l’arrière, finit par disparaître à l’horizon du nord. Les saules remplacent les cyprès sur les bords du fleuve, et leur feuillage, d’un vert pâle, se distingue à peine des eaux jaunâtres[1].

Sur une longueur d’environ 100 kilomètres à partir de la Nouvelle-Orléans, on descend ainsi entre deux étroites bandes de terre qui sont à la fois des rives fluviales et des plages marines. Enfin on arrive à l’endroit où le Mississipi s’étale en une espèce de lac et se divise en plusieurs branches. Suivant la pittoresque expression de M. Élie de Beaumont, ces branches sont ouvertes sur la mer en forme de patte d’oie ou plutôt en forme de patte d’oiseau grimpeur, car les doigts ne sont nullement palmés ; un Hindou pourrait aussi » les comparer à une fleur immense entr’ouvrant sur l’Océan sa corolle dentelée. Chacune des embouchures est séparée de l’autre par un golfe dont les plages sont encore plus étroites que celles du fleuve principal avant son épanouissement en branches distinctes. Dans quelques endroits, ces plages ont quelques mètres de largeur seulement, et pendant les tempêtes les vagues de la mer vont déferler jusque dans le fleuve par-dessus le cordon littoral. Là, le sol devient complètement spongieux ; il n’est plus assez ferme pour que les racines des saules puissent s’y implanter, et l’unique végétation est celle des grands roseaux (miegea macrosperma), dont les racines fibreuses donnent un peu de cohésion à la vase, et l’empêchent d’être délayée et dissoute à chaque nouvelle marée. Plus loin, les roseaux disparaissent à leur tour, et les rives de boue se forment, s’engloutissent, se reforment, errant pour ainsi dire entre le fleuve et la mer au gré des vents et des flots.

  1. C’est dans cette partie du cours qu’une nouvelle embouchure de 400 mètres de largeur et de 22 mètres de profondeur moyenne s’est ouverte tout à coup. Pour éviter l’énorme détour des passes et arriver plus vite à la baie de Barataria, quelques pêcheurs d’huîtres avaient creusé un petit canal à travers la vase ; mais pendant une nuit d’orage le fleuve emporta les écluses, et se forma une nouvelle embouchure connue maintenant sous le nom de jump (saut)