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Bientôt après avoir dépassé le Bonnet-Carré, tout annonce qu’on approche d’une grande cité : les habitations deviennent plus belles, les maisons se groupent en villages, les bateaux à vapeur se rencontrent en véritables essaims, et par-dessus les grands arbres de la rive on commence à voir poindre les hautes tours de la Nouvelle-Orléans. Au-dessous de la charmante ville de Carrolton, le Mississipi fait un détour soudain, et tout d’un coup se déroulent à la vue cette triple ou quadruple rangée de navires, ces larges quais, ce vaste demi-cercle d’édifices auxquels la Nouvelle-Orléans doit son nom poétique de Crescent City (cité du croissant). Des navires et des embarcations de toute espèce animent le fleuve : les énormes vapeurs se croisent en grondant, les petits remorqueurs attelés aux lourds trois-mâts les font pirouetter gracieusement sur l’eau, les ponts-volans circulent d’un bord à l’autre. Au milieu de ces monstres puissans, les esquifs nagent comme de petits insectes, et, comme pour prouver que tout ce mouvement date d’hier, de grandes bandes de canards s’abattent sur la surface des eaux naguère encore silencieuses et désertes. Sur la rive gauche, les bateaux à vapeur rangés en ordre comme une façade de hautes, maisons à triple étage, les grandes jetées en bois encombrées de balles de coton, de boucauts de sucre, de barils de farine, le quai tout couvert de voitures et de charrettes bondissant sur le pavé, enfin ce croissant de maisons qui s’étend sur une longueur de 10 kilomètres et disparaît derrière une pointe de sable et de forêts, tout cet ensemble offre une magnificence qu’aucun autre port du monde ne saurait égaler. Londres même et Liverpool, ces deux ventricules commerciaux du monde, ne peuvent être comparés à la Nouvelle-Orléans sous ce rapport, puisque les navires y sont en grande partie enfermés dans les docks, véritables cours intérieures qui ne présentent aucune vue d’ensemble.

Bien que la Nouvelle-Orléans soit située à 180 kilomètres en amont de l’embouchure, la hauteur moyenne de la ville est de 3 mètres seulement, et dans les faubourgs les plus éloignés du fleuve, le sol bas et spongieux est presque déprimé jusqu’à la ligne du niveau de la mer. Avant 1727, quand la ville n’était pas encore protégée par une digue, elle était périodiquement inondée et présentait l’aspect d’un cloaque ; alors l’isthme qui sépare les eaux du fleuve de celles du lac était presque supprimé pendant les crues et se réduisait à une petite langue de terre qu’on appelait Terre haute des lépreux. Depuis les premiers travaux entrepris il y a cent trente ans par le gouverneur Périer, la Nouvelle-Orléans a cessé d’être une ville amphibie ; aujourd’hui elle est parfaitement protégée du côté du fleuve par une magnifique levée ayant jusqu’à 100 mètres