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Chaque petit créole a son cheval et son fusil ; il parcourt les champs de cannes et les bois, à la recherche du gibier ; il effraie de ses cris les bestiaux des savanes, grimpe sur les arbres pour détacher des lianes les grappes pendantes des socos, chasse à coups de bâton les carancraus attardés sur les cadavres. Par suite de cette éducation dans la libre nature, les jeunes créoles se développent avec une admirable fougue de jeunesse et de beauté : ils sont presque tous forts, agiles et intrépides ; leurs muscles semblent avoir été trempés comme l’acier.

Les créoles qu’on appelle dans le pays les petits habitans, c’est-à-dire ceux qui n’ont qu’un enclos pour toute propriété, ont la réputation d’être très paresseux. N’ayant pas de terres à faire valoir, pas d’esclaves à surveiller, ils ne peuvent que rester à l’ombre de leur vérandah, occupés à voir défiler les charrettes et les cavaliers sur la grande route. Quant à leurs femmes, elles sont, comme toutes les dames créoles, d’une grande activité, mais d’une activité si tranquille et si peu bruyante, que les étrangers la confondent souvent avec la nonchalance. Les petits habitans pratiquent admirablement la grande vertu de l’hospitalité. Chez le riche propriétaire, cette vertu n’est qu’un devoir de position et de fortune ; mais chez le pauvre cultivateur elle est complète et sans réserve. Il retient l’étranger, va à la chasse pour lui rapporter du gibier, l’accompagne dans son voyage, et lui prête un cheval pour continuer sa route. Je revenais une fois d’un vaste lac, appelé le lac des Allemands, sur lequel je m’étais égaré, et où ma petite embarcation avait subi une sorte de tempête. Ce fut à dix heures du soir seulement que je pus diriger mon bateau, à travers les nelumbiums et les nénuphars, du côté de l’étroit canal qui mène au village des Allemands. À l’entrée du canal, j’échangeai ma barque contre un petit esquif de chasse attaché à un pieu, je m’armai d’une planchette, et, rameur très malhabile, je pacayai pendant plus de trois heures dans le canal, long de moins d’un kilomètre, mais tellement obstrué d’herbes et rempli de vase, que l’eau elle-même semblait avoir changé de nature. Il s’en dégageait une puanteur insupportable. De temps en temps ma planchette frappait un corps dur que mon imagination prenait, à tort ou à raison, pour un crocodile. À chaque mauvais coup de pacaye, mon esquif embarquait des herbes et de la vase, et je devais le nettoyer promptement sous peine de couler à fond. Sauter sur le rivage et continuer ma route à pied était impossible à cause des joncs et des fondrières. Enfin j’arrive au village, exténué de fatigue, trébuchant à chaque pas ; je frappe à la première cabane pour demander une monture, l’habitant se lève, et sans chercher à savoir mon nom court dans la savane et me ramène