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avec un lourd plongeon. Quand arrivent les premiers froids, le crocodile s’enfouit dans la boue, et sous cette tiède enveloppe dort son pesant sommeil d’hiver. Cet animal est, on le sait, d’une voracité sans égale ; la cervelle, toute rudimentaire chez lui, ne peut se développer sous les lourdes écailles de sa cuirasse ; tout queue pour nager, tout gueule pour absorber, il n’existe que pour atteindre et dévorer sa proie. En Louisiane heureusement, il trouve sur le bord fangeux des marécages assez de sarigues, de tortues et de rats musqués pour qu’il n’ait pas besoin de s’attaquer à l’homme ; cependant il arrive quelquefois des accidens, dont les victimes, fait singulier ! sont le plus souvent des nègres. Le même fait au reste a été remarqué dans les pays hantés par les jaguars, qui se jettent aussi de préférence sur les noirs, attirés soit par l’odeur particulière qui caractérise cette race, soit par la couleur de la peau. C’est dans les lagunes voisines du Mississipi qu’on rencontre surtout les crocodiles, qui se hasardent rarement dans le fleuve lui-même. Quand un créole rencontre un de ces animaux, il s’arme d’une longue bûche, comme on en trouve partout en Louisiane sur le bord des rivières, va droit au crocodile, enfonce la bûche dans sa gueule horriblement ouverte, et puis tue la bête à loisir.

Les grenouilles et les crapauds sont ici dans leur empire. Quand on se promène le soir près d’un bras de fleuve abandonné ou sur le bord d’un marécage, on risque d’être assourdi par un coassement que rien n’interrompt. Chaque herbe porte sa grenouille, chaque grenouille pousse sa note pleine ou criarde, glapissante ou sonore. D’abord l’oreille ne peut rien distinguer dans cette multitude effrayante de cris qui jaillissent de l’étang, mais elle s’aperçoit peu à peu que la mesure est parfaitement observée, et que les grenouilles font de la musique en amateurs. Des milliers de conversations harmoniques s’établissent entre les chanteurs amis, et des cascades de notes, alternativement douces et bruyantes, s’entrecroisent dans l’air en périodes sonores. Dominant le concert, s’élève la voix mugissante du ouararoug ou grenouille-taureau.

Les serpens ne sont pas moins nombreux que les autres reptiles ; ils se glissent partout, sous les grandes herbes, dans les creux des arbres, au fond des gerçures de la terre argileuse. Dans la cyprière, sur le bord des flaques, les serpens d’eau, gros comme des câbles noirs, s’enroulent dans la vase ; sous les troncs d’arbres abattus, dans la savane, les charmans serpens colliers se cachent lestement en arrondissant les losanges pourpres et verts de leurs anneaux ; dans les jardins, les couleuvres suspendues aux rosiers se promènent de tige en tige, et sur le fleuve même on voit leurs têtes aiguës et plates se dresser au-dessus de l’eau, et suivre les esquifs