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passée, cette enfance, mais le pli est pris, et l’habitude a établi cette opinion que l’industrie ne peut marcher seule. Il lui faut des lisières parce qu’elle en a toujours eu.

Ce goût de dépendance ne porterait dommage qu’à la dignité, et bien des gens disent : plaie d’honneur n’est pas mortelle, si l’opinion publique n’éprouvait aucune variation, et se maintenait toujours envers les gouvernemens et les lois à l’état de contentement approbateur ; mais on sait qu’il n’en est pas ainsi, et il est facile de concevoir combien cette habitude de tout rapporter à l’action du pouvoir peut exciter, autoriser, armer, dans certains jours, l’exigence hautaine d’un mécontentement séditieux. Comme le sauvage brise son idole, comme le pêcheur napolitain injurie saint Janvier, le peuple peut outrager et détrôner un pouvoir de qui il a trop attendu. C’est une remarque qui m’a beaucoup frappé dans" Burke. Au temps même où l’éloquent ennemi de la révolution française l’attaquait avec une violence qui touchait au délire, il retrouvait son impartiale sagacité pour imputer le mal en partie au vice capital de l’antique monarchie, à son insatiable besoin de trop gouverner[1].

C’est encore un effet de la même cause que le succès temporaire du socialisme parmi nous. Un trait commun à toutes les écoles qui l’ont enseigné, c’est d’avoir représenté l’individu comme un incapable entre les mains de l’état. C’est l’état qui doit le préserver des dangers de l’imprévoyance, des effets des saisons, des suites de la maladie, des inconvéniens de la concurrence. L’individu ne devient vraiment citoyen qu’en devenant mineur. L’émancipation, c’est la tutelle. Ainsi le socialisme est à quelques égards une centralisation exagérée. On pourrait craindre que la centralisation administrative ne fût qu’un socialisme modéré.

Assurément le mal que nous venons de décrire n’a pas disparu ; mais, signalé dès longtemps, il l’a été récemment avec plus de force et de succès. Surtout il a été mieux compris, plus senti depuis le 24 février 1848. Il n’a pu échapper à personne qu’une certaine centralisation rendait pour le pouvoir la responsabilité trop grande, pour le citoyen la dépendance trop commode, pour l’insurrection et l’usurpation la victoire trop facile. Le remède est dans l’opinion et dans la loi. C’est aux écrivains d’éclairer l’opinion, qui un jour dictera la loi.

Je ne crois pas avoir affaibli les reproches que l’on dirige contre la centralisation. Ce serait cependant combattre pour des chimères que de tenter délimiter l’influence et l’intervention de l’état au point où elles étaient réduites dans les temps et dans les pays où la liberté

  1. Observations sur la Disette, 1796.