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quelque artiste de génie qui est tellement habitué à créer la beauté, que dans ses fantaisies les plus bouffonnes il ne peut s’empêcher de songer à elle. D’ordinaire la laideur est une négation de la beauté; ici elle n’en était que la joyeuse et amusante parodie. Cette parodie spirituelle, attique, qui fait irrésistiblement rêver à la beauté qu’elle veut railler, cette parodie que le génie des Grecs réalisa si heureusement dans les dieux aux pieds de chèvre et à la barbe de bouc, la nature l’avait en quelque sorte incarnée dans la personne d’Adolphe C... Sa laideur semblait ajoutée après coup comme par une main qui s’amuse et qui suit les indications d’un esprit en belle humeur; elle semblait entée sur une beauté primitive, qu’elle avait détruite en l’exagérant. Ses belles joues de chérubin bouffon, lisses, roses, rebondies, auraient tenté le pinceau de Rubens par l’éclat de leur chair et l’incarnat de leur couleur. Au milieu de ces grasses et florissantes étendues de matière s’élevait, comme une citadelle, un nez charnu, gigantesque, un nez comme les hommes n’en ont jamais rêvé et comme la nature seule peut en faire, que surveillaient, pareils à de vigilantes sentinelles, deux yeux énormes, fixes et cyniques, d’un bleu charmant, dont l’azur du ciel peut seul donner une idée.

« Cette laideur, divertissante et comique, faisait sa force; en elle était le secret de la sympathie méprisante qu’il inspirait. Il le savait; aussi aimait-il sa laideur comme on aime les instrumens qui vous ont rendu victorieux. Il n’aurait pas changé son visage grotesque pour celui de l’Antinoüs ou de l’Apollon Pythien. Il aimait ce nez baroque qui lui avait valu tant de soupers, tant de succès de fou rire, qui avait fait retourner tant de visages épanouis, qui lui avait fait pardonner tant d’actions et de paroles incongrues qu’on n’aurait jamais passées à tout autre que lui. Il aimait ces yeux démesurés, dont l’expression relevait si bien les platitudes bouffonnes qu’il débitait. Ces heureuses difformités lui avaient aplani tant de petites difficultés! Plus d’une grisette à l’esprit bizarre et pervers, fascinée par ce visage étrange, avait été vaincue sans combat; plus d’une démarche où tout autre aurait échoué avait été accueillie favorablement en vertu de cet axiome incontestable : quiconque a ri est désarmé. Cette laideur était son gagne-pain, son génie, son moyen d’action sur les hommes; c’est par là qu’il avait conquis leur complaisance, sinon leur estime, et leur étonnement, sinon leur amour. Ainsi il marchait dans la vie avec cette superbe assurance, qui est la conséquence des triomphes mérités, des situations nettes et inexpugnables, et que donnent également une grande richesse, un succès incontesté et un honneur sans tache. Comme tous les triomphateurs insolens, il n’avait pas songé que l’heure des revers pourrait sonner, et qu’il pourrait venir un jour