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avant de me quitter, de ce ton ironique qui lui était habituel. Peut-être pourront-ils un jour ou l’autre te rendre quelques services; je connais les nécessités du sinistre, maussade et avant tout ridicule métier de dupe que tu exerces, car j’imagine que tu n’es pas assez sot pour ignorer que ton concierge présente une surface sociale que tu ne présenteras jamais, et qu’il offre à nos semblables des garanties sérieuses que tu ne peux pas offrir. Je ne te conseille pas d’y renoncer: Là où la chèvre est attachée une fois, il faut qu’elle broute; mais je ne puis m’empêcher de déplorer que tu aies pu croire, comme beaucoup de tes confrères, qu’amuser ou instruire les hommes soit un des buts de la vie. En admettant la vérité de cette très contestable opinion, qui indique plus d’honnête imbécillité que de pratique bon sens, il faudrait encore reconnaître que le métier d’homme de lettres est le pire moyen d’atteindre le but aussi inutile que peu glorieux que tes confrères se proposent. Si tu voulais amuser tes semblables, il valait mieux te faire comédien, et si tu voulais les instruire, il était plus sensé de te faire instituteur primaire. Quelle drôle d’idée que de s’inquiéter de gens que l’on ne connaît pas, que l’on ne connaîtra jamais, au point de vider en leur honneur son cœur et son cerveau! C’est une vraie dépravation, car si tu as en toi quelques bonnes pensées et quelques bons sentimens, il me semble que ce n’est pas au public, mais à tes amis, qu’ils devraient être réservés. Enfin heureux encore ceux dont l’esprit et le cœur sont assez riches pour mener longtemps cette existence de dupe! Tu dois donc prévoir les cas de défaillances subites, les fatigues morales ou physiques, les loisirs forcés; c’est alors que tu reconnaîtras l’utilité des informes manuscrits que je t’abandonne. Je te permets d’en disposer à ton gré, et sans scrupule. Si je restais à Paris, et que je te visse aux prises avec des nécessités urgentes, je n’hésiterais pas à mettre ma montre en gage pour toi, ou à faire les démarches les plus ennuyeuses auprès des usuriers de ma connaissance. Eh bien! ces manuscrits représentent ma personne : retire d’eux tout ce qu’ils pourront te donner. Tu trouveras dans ces cahiers peu de choses complètes, mais quantité de germes qui, échauffés par la réflexion, pourront peut-être se développer et s’épanouir, des rêveries, des anecdotes, des souvenirs, des esquisses de caractère, des silhouettes, quantité de combinaisons d’idées et de formules de chimie morale. Si le temps ne te manque pas, peut-être pourras-tu faire sortir de ce fatras quelque œuvre d’imagination, drame ou roman; si le temps te manque, tu pourras encore, malgré tout, rencontrer çà et là cinq ou six pages formant un ensemble par elles-mêmes, qui ne te coûteront aucune peine, si ce n’est celle de les transcrire; je t’autorise même à les couper brutalement avec des ciseaux, si le métier de copiste te répugne. Ne